Préface du roman Danse sur
la corde
FRIGYES KARINTHY OU DANSE SUR UNE CORDE
À SE FAIRE METTRE AU COU par Jean-Luc Moreau
Humoriste, virtuose du À la
manière de..., Socrate de café fourvoyé dans le
journalisme, esprit encyclopédique voué dès le jour de sa
naissance à la lumière du solstice d'été,
représentant le moins lyrique de la pléiade réunie dans
les premières décennies du siècle autour de la revue Nyugat, admirateur d'Amundsen et de Freud, ami et
émule des pionniers de l'aviation, inventeur quasi légendaire de
jeux d’esprit et de canulars – telle est l’image composite
mais réjouissante que vous proposeront de Karinthy la plupart de ses
nombreux fidèles. À défaut de ses parodies, intraduisibles
bien sûr, ils vous engageront avec un sourire qui en dit long, à
lire sans tarder M’sieur, s’il vous plaît ! Suite de
scènes en effet fort amusantes de la vie des collégiens ;
pour illustrer son rationalisme, ils ne manqueront pas non plus de vous
raconter comment, opéré à Stockholm, en 1936, d’une
tumeur au cerveau. il suivit l’intervention en toute lucidité
d'esprit et consigna son expérience avec une bonne humeur et une
objectivité exemplaires dans un livre ultime souvent
considéré comme son chef-d'œuvre : Voyage autour de mon crâne, qui fut traduit en
français, Peut-être vous signaleront-ils
aussi qu’à peine âgé de quinze ans, il
s’était fait connaître, en 1902 par un Voyage de noces au centre de la Terre (tout un programme
peut-être comme va nous le montrer une certaine grotte !) et que ce
nouveau Jules Verne allait aussi devenir le Wells et surtout le Swift
hongrois : dans ses deux romans fantastiques les plus connus, Voyage à Farémido (1916) et Capíllaria
(1921), l’un et l’autre également traduits en
français, vous pourrez, à la suite de Gulliver, successivement
découvrir que l’humanité est la vermine qui parasite la
Terre, puis assister à la lutte implacable des oihas
et des bulloks – comprenez : des femmes et
des hommes – dont les premières, toujours sûres de vaincre,
se nourrissent, notez-le, de la cervelle des seconds.
De Danse
sur la corde, publié en 1923 – comme aussi de Reportage céleste qui
paraîtra en 1937 – on vous dira en revanche peu de chose. Bien que
réédité, ce livre, depuis sa parution, est resté
entouré d'un silence qui se voulait charitable. Rappelant après
d'autres qu'il fut écrit dans une période d'accablement et de
désillusions, Tamás Ungvári,
dans
Livre confus agaçant,
décourageant; livre pourtant d'une luxuriante verbosité, d'un
onirisme surréaliste qui préfigure certains des films les plus
secrets de Bunuel, de Fellini du plus récent
Godard.
Déroutant. Danse sur la corde l'est d'abord par un foisonnement de personnages
dans lequel on ne sait jamais de science certaine qui est qui. Surgies au coin
d’une phrase pour aussitôt disparaître à jamais,
certaines figures y sont si fugitives, si insaisissables que la nécessité
de leur présence nous échappe. Qui sont, au chapitre III. Les
mystérieuses Agnès et Rosette dont le papotage
téléphonique s'intercale sans transition au milieu de la
conversation des médecins ? Jouent-elles seulement les utilités
en nous faisant entendre la voix de la rumeur publique ? Mais pourquoi,
dans ce cas, ces allusions à un comte Pérégrini
dont il ne sera plus jamais question ? À quoi bon aussi cette triplication récurrente de personnages si la plupart
d'entre eux s'évaporent au bout de quelques mots ? Des trois
médecins officiants à
Triple, le personnage central, dans ses
métamorphoses, l'est aussi. De manière explicite, il sera tour
à tour l’hypnotiseur, guérisseur et charlatan Rudolf Jellen, le spirite Darman, enfin
le dictateur Raganza, qui, comme Napoléon dont
le nom est mentionné plusieurs fois dans le livre, organisera une
expédition en Égypte, dans le but d'y édifier, sur le site
d'Alexandrie, une nouvelle capitale de l’univers : Acropolis. Ce
personnage changeant – dont toutes les raisons sociales semblent
proclamer l'imposture – n'est aussi, le lecteur attentif l'a compris, que
le faux-semblant, le triple double voudrait-on dire, du pilote venu du Nord et
qui, aux premières pages du récit, a caché son avion et
l’étrange cadavre qu'il contient dans une grotte de
Délirer, c'est
étymologiquement s'écarter du sillon – s’arracher
à la terre, à ses contraintes, à ses servitudes, à
sa logique. La première image de Danse
sur la corde est celle du pilote qui, tout à l'heure, reverra
« surgir 1'un après l’autre les petits miracles de la
réalité », et d'abord « un champ
ligné en tous sens », c'est-à-dire le dessin
brouillé de ces sillons auxquels son envol lui a permis de
s’arracher. Pour l’instant, il se retourne sur son
siège ; il regarde en arrière, vers le Nord, du côté
opposé aux régions chaleureuses vers lesquelles il se dirige.
À ses pieds, un cadavre – est-ce un cadavre ? -
« enveloppé
La chrysalide sera-t-elle pour autant
porteuse de vie ? Réintroduit dans la matrice, le cadavre est-il
pour autant redevenu ?
À l'avant-dernier chapitre (dans ce
livre réputé peu cohérent, ces deux épisodes
encadrent très symétriquement les trois grandes parties du corps
du récit), un petit garçon affirmera avoir vu une forme humaine
sortir « un oiseau ou un papillon géant… peut-être
un avion » du flanc de
Ce cadavre qui n'en est pas tout à
fait un, quel est-il ? qui est-il ?
Karinthy parsème son récit
d'allusions si ponctuelles, si détournées, si
éloignées les unes des autres, qu’elles en sont à
peine repérables. À la fin du chapitre IV, alors que Rudolf Jellen erre dans la rue à la recherche de Lidia Carabella, apparaît devant lui la silhouette
d’une femme « enveloppée
Innommée, elle va pourtant cesser de
l'être, aux toutes dernières lignes du roman, à l'instant
où Raganza, condamné, va – mais
est-ce bien de cela qu’il s’agit ? – être mis
à mort : « une haute barre derrière son dos, deux
marches non rabotées sous ses pieds, maintenant on lui a noué une
corde au cou, par-derrière, maintenant une main, maintenant, la main de
qui ? la main d'Erna, quelle chance de l'avoir reconnue. Maintenant...
oui, c'est maintenant, c'est tout à fait certain, c'est
In extremis, l’innommée
si symboliquement voilée, révèle donc son
identité : c'est
« Je ne te comprends
pas » : ce leitmotiv, nous le devinons maintenant,
équivalait à une désapprobation, à un interdit
moral. Or cette scène est aussi la première et la seule où
l’image de la « femme enveloppée de blanc »,
la mère, et celle d'Erna, l'épouse – mais épouse
d’autant plus illégitime qu’elle a été
« volée » à Bolza
– ne s’excluent pas, mais se concilient. La mère, en voulant
dire autre chose que « je ne te comprends pas », dit
implicitement « je te comprends » et par
conséquent « je t’approuve » à son
fils qui vient avec bonheur - « quelle chance... » dit-il
– de reconnaître la main d'Erna. Cette main a peut-être pris
la sienne ; elle peut tout aussi bien lui avoir mis – comme le
français, mieux encore que le hongrois, le suggère, n'est-ce pas
au fond la même chose ? – la corde au cou.
Mentionnée comme incidemment par
István Kalp au chapitre X, la
« corde de la clémence », sur laquelle l'alter ego
de l'auteur était condamné à danser, solitaire, pour
préserver son fragile équilibre, devient ainsi le signe ambigu du
lien entre l'homme et
« Écrivain
rusé », Karinthy, avec Danse
sur la corde, nous propose un long fantasme qu’il faut lire moins de
A à Z que de
« Je ne peux le dire à
personne,
Aussi je le raconte à
tous ».
Ces deux vers, les plus connus qu'il ait
écrits, auraient pu lui servir d'épigraphe, Danse sur la corde n'est cependant pas seulement le récit
d’une quête de mère, rivale de l'épouse. Il est aussi
son contraire, celui d'une fuite, d'un contournement, d'une tentative pour
éviter le lieu lui aussi innommé, le lieu tabou qu’il importe
avant tout d’ignorer. Quand Rudolf Jellen, au
Chapitre IV, erre dans la ville à la recherche de Lidia Carabella, Karinthy, traduisant le flux de ses
pensées, écrit : « Peut-être que s'il
enfilait cette rue... C’est peut-être ça la rue, l'unique
rue qui ne conduit pas là-bas...
par laquelle il n'atteindra pas le centre du labyrinthe où le monstre
l'attend pour le combat final…
Oui, s'il avait tiré derrière lui une pelote comme
Thésée..., il saurait alors par où ne pas aller... .
Ce « là-bas »,
que peut-il être sinon la caverne où l’aviateur anonyme, qui
est aussi Jellen, a caché comme pour
l'ensevelir, le cadavre de femme enveloppé
Tournant le dos à cet espace
utérin, réceptacle de la mère et de la mort aussi
cryptique et souterrain que le rôle joué tout au long du livre par
la revenante qu'il contient, le héros au multiple visage entame un
cheminement qui, comme à son insu, le conduira vers un lieu né de
son imaginaire, un lieu qui restera inaccessible et n'est au fond que son point
de départ Sublimé. Devenu Raganza, il
organise une expédition pour conquérir l’Égypte, ce
« berceau de l’humanité » comme on le
croyait volontiers en ce début du siècle. Son ambition
avouée : y fonder, sur le site d’Alexandrie, sa nouvelle
capitale ; son désir ultime et secret : y édifier,
véritable saint des saints, le château, la citadelle, dont il
élabore le projet dans une solitude que vient seule interrompre, en lui
proposant du thé – substitut de son lait ? – la
mystérieuse femme enveloppée de blanc dont nous savons maintenant
qu'elle est
Caverne et château ; mais aussi
Nord et Sud, lumière et chaleur, homme et femme. S'éclaire
maintenant la première partie du rêve de Jellen
au début du chapitre VI : « Ils s'écoulaient
l’un en l’autre, comme deux rayons flottants : rencontre de la
lumière et de la chaleur, puis de nouveau ils se séparaient,
s’évanouissaient, incandescents, dans la volupté de la
liberté absolue ». Si, comme la suite le suggère,
l’apparition qui se manifeste dans cette première partie du
rêve est bien la femme enveloppée de blanc, cette vision –
vision d’une fusion quasi nuptiale de corps glorieux – est
évidemment celle des retrouvailles avec
Honte de l'actrice, qui tout à la
fois la récuse et la reconnaît, obsession secrète de Kalp, qui cherche par tous les moyens à la refouler,
mais ne cesse en même temps de se la projeter, cette scène, dans
tous les sens du terme, mérite bien d'être qualifiée de
« primitive ». Si le delta et le sillon du Nil
représentent la chaleur de la mère, il n’est pas surprenant
qu'elle ait été tournée du côté de Tripoli,
au sein d'une forêt qui, dans cette géographie plus symbolique que
réelle, jouxte le fameux site d’Alexandrie où Raganza veut édifier son château. Primitifs,
c'est-à-dire parentaux et psychologiquement archaïques, la femme et
l’homme nus qui descendent de l'arbre le sont, jusque dans leur aspect et
leur comportement, autant qu'on peut l'être.
À la lumière de ces
considérations, nous commençons à entrevoir les raisons de
l’interdit qui se manifeste avec tant d'insistance tout au long du
récit. Nous comprenons pourquoi le pilote a détourné ses
lèvres de celles de la femme enveloppée de blanc ; pourquoi Carabella, dont Jellen a
déjà dénudé les seins, s'évanouit avant que
leur union ait pu être consommée ; pourquoi Erna, au chapitre
VIII, peu après l’apparition de l'
« Innommée », répond à Raganza qui lui demande de l’embrasser :
« ce n’est pas possible maintenant » ;
pourquoi Jellen déclare à la femme
enveloppée de blanc qu' « on ne peut pas se
déboutonner à présent ».
Si confuse en apparence, la fiction que
nous propose Karinthy manque en fait moins de cohérence que de
cohésion. Sa logique est celle du délire, du rêve, de la
galaxie en gestation. Renonçant à diriger sa machine que hante le
spectre de la morte, le pilote après avoir cherché le, salut, la
guérison, dans le présent (Jellen,
c’est presque jelen, qui, dans les deux sens du
mot, signifie « présent » en effet), a vainement
interrogé le passé en se faisant spirite et en invoquant les
morts ; désormais il ne peut plus que tenter de fuir en avant, vers
un avenir volontariste ; il devient dictateur, « Il faut faire
de l'ordre, que finisse cette démence qui dure depuis trois ans »,
dira Kalp, le chaos n’est qu'un ordre diffus.
Qu’il s’agisse de la caserne
entrevue à l’atterrissage et que nous retrouvons à la fin
du livre, de l'auberge où Raganza a vainement
cherché « la boisson de l'oubli », ou encore du
doigt géant qui, lors du repli de Raganza,
dessine sur les nuages un indéchiffrable mot
« magique » et « oublié »,
chaque détail si infime soit-il, est chargé, surchargé, de
signification, Il n'est pas jusqu’à la petite musique
obstinée de l’orgue de Barbarie qui n’ait un sens dans ce
cryptogramme : son nom hongrois kintorna –
kin-torna – fait calembour ; selon que
nous le comprendrons comme « gymnastique-torture » ou
comme « tournoi-supplice », il dépeindra tout
aussi bien la danse funambulesque de l'esprit solitaire que la lutte nombreuse
des protagonistes du drame. Muni de ce fil d’Ariane qu'est le nom de
l' « Innommée », le lecteur
Thésée n'en a pas fini d'inventorier les richesses du labyrinthe.
Qui est au juste Bolza ? Qui est Kalp ? Qui est Tölgy au
nom de « chêne » ? Que signifient la
cécité de l'un ou le zézaiement de l'autre ? Faut-il
ou non prendre au pied de la lettre la petite phrase du chapitre III :
« Nous en sommes réduits à nous secourir les uns les
autres, comme les enfants dont le père est mort » ?
Quelle est la cible véritable des divers coups de feu qui ponctuent le
récit ? Ces coups de feu, que sont-ils ?
Poème monstrueux, Danse sur la corde ressemble à
ces chefs-d'œuvre maudits du sculpteur groenlandais dont parle Jellen au chapitre II. Quand, arrivant lui aussi du Nord,
il veut les faire connaître au monde, et notamment à ce Paris
où Kalp – coïncidence ?-
s’est justement procuré le fameux film, les figures nées de
son rêve ne sont plus, au sortir de l’avion, tout comme le corps de
la mère, qu'une masse liquéfiée.
« Si vous saviez avec quelle
volupté, quelle avidité j’attendais ce moment – ce
moment heureux de repos ou je pourrais enfin avouer que je suis
fou ! » déclare Kalp au
chapitre V. Livre sur la folie, Danse sur
la corde est aussi un livre contre la folie, le roman d'un homme qui fait
dire « je suis fou » à ses personnages pour se
prouver qu'il ne l’est pas, pour faire la part du feu en satisfaisant sur
le plan de l’imaginaire une obsession qu'il ne peut plus supporter. Ce
livre, il faut le lire en se souvenant que médecins et malades y sont
également des alter ego de l'auteur, des fragments de son moi.
Que Karinthy ait voulu consciemment et
délibérément manipuler les thèmes freudiens, cela
ne saurait bien sûr être exclu. Comme tous les écrivains du
mouvement Nyugat. il s'intéressa très
vivement à la psychanalyse et connut personnellement les disciples
budapestois du maître de Vienne. Comparé par un de ses
commentateurs à « un enfant toujours prêt à
démonter ses jouets pour voir comment ils étaient faits à
l'intérieur », il a pu tirer de cette fréquentation
intellectuelle l'idée de plonger lui aussi dans les
ténèbres de son subconscient pour en rapporter la matière
de ses livres. Le confusionnisme de Danse
sur la corde ne saurait cependant être réduit à une
démarche aussi exclusivement lucide ; il s'explique mal sans
l’hypothèse d’une occultation au moins, partielle, d'une
mise en veilleuse de la logique rationnelle. Comme le remarque le psychiatre
G. Deshaies, « on peut être
poète, surréaliste, inventeur, anarchiste, humoriste, etc., et ne
point délirer. Mais parfois une certaine expérience
délirante peut fournir à l’artiste des thèmes et une
modalité d'expression nouvelle, dans la mesure où sa
personnalité demeure assez cohérente et peu
dégradée ». L’inspiration de Karinthy a-t-elle
eu une telle « expérience délirante » pour
moteur ?
Ceux de ses livres qui ont établi sa
réputation de rationaliste sont tous antérieurs à la fin
de la première guerre mondiale, à l'exception de Voyage autour de mon crâne qui
parut en 1937, peu de temps après l’opération qui s’y
trouve relatée. Dans l'intervalle, Karinthy publie des œuvres de
plus en plus brouillonnes et déconcertantes : après Capillaria, le plus accompli de ses
romans fantastiques, viendront Danse sur
la corde, et plus tard Reportage
céleste terminé peu de temps avant son opération. Au
cours de ces années, ce prétendu rationaliste compose
également de nombreux poèmes lyriques.
La fin de la première guerre
mondiale, c'est bien sûr la chute des Habsbourg, la dislocation de
l'empire, l'amputation de la « grande Hongrie ».
C’est aussi, comme le soulignait déjà son ami
l’écrivain Lajos Nagy, l'échec, en 1919, de
Une phrase aussi prémonitoire
pouvait-elle vraiment être fortuite ?
Sachant à la fois qu'un choc
affectif peut avoir des conséquences psychosomatiques, mais aussi que le
délire, comme l'observait déjà Gatian
de Clérambault, « peut résulter de l'excitation de
certaines zones cérébrales », on se demandera si la
mort de sa première femme n'aurait pas été pour Karinthy
un bouleversement plus déterminant que la chute des Habsbourg ou la mise
au pas du pays par la bourgeoisie nationaliste. L’adoration qu'il lui
vouait au dire de ses biographes – et l'on pense ici au terme
d'anthropolâtrie utilisé par l'un des personnages de Danse sur la corde - contraste
curieusement avec la profonde misogynie dont témoigne toute son
œuvre, à preuve les redoutables dévoreuses de cervelle
virile qui sévissent en Capillaria. Cette mort, ce deuil n'auraient-ils
pas dès lors réactivé un sentiment latent de
culpabilité archaïque, provoqué une régression auto
défensive dont la tumeur d'une part, les fictions délirantes de
l'autre n'auraient été que des traductions
parallèles ? « Écrivain rusé »,
avons-nous lu, la maladie ne serait-elle pas une « ruse »
elle aussi, un stratagème pour accéder au bonheur ?
« Les hommes, ce qu'ils veulent, ce n’est pas être bien
portants, mais heureux », est-il dit au chapitre III.
Livre peu lu, et sans doute encore moins
relu. Danse sur la corde remet en
question l’image optimiste d'un Karinthy blagueur et philosophe,
admirateur des pionniers de l'aviation et des conquistadors des pôles par
seul goût de la science et de l'avenir de l'humanité. Il nous
oblige à considérer d’un œil neuf non seulement les
romans, nouvelles et drames fantastiques de ce célèbre
méconnu (dont son ami Kosztolányi devait dire :
« Cette vache-là fut parmi nous le seul
génie » !), mais aussi sa poésie, et même
celles de ses œuvres qui nous semblent au premier abord le moins lyriques.
N’est-il pas curieux par exemple que dès les premières
pages du prétendument très lucide Voyage autour de mon crâne, Karinthy, premièrement,
commente sans nécessité évidente le mot Anyaintézet (littéralement
« institut maternel », c'est-à-dire
« maison mère ») qu'il remarque comme par hasard
sur la façade d'une banque ; deuxièmement, nous apprend
– pour nous persuader que c'est sans conséquences – que sa
mère est morte quand il avait six ans ; troisièmement, il
nous affirme qu'il n'a jamais été sujet à des
hallucinations auditives... à cela près que depuis son
enfance il lui semble de temps à autre entendre derrière lui une
voix chuchotante qui l’appelle par son
diminutif : « Frici », comme si elle voulait le
mettre en garde – la voix, précise-t-il « de quelqu'un
d’oublié depuis l'enfance, que je croyais mort, un membre éloigné
de ma famille, qui n'est pas mort, qui est seulement dans une grande
détresse, qui se cache, qui y répugne mais doit rapidement me
communiquer quelque chose, puis disparaît » ;
quatrièmement, nous révèle qu'il envisage
d’intituler Ma Mère,
puis – en bon humoriste ? - Malades rieurs, son nouveau recueil
de nouvelles.
André Breton dans une préface
célèbre, citant lui-même successivement Léon-Pierre
Quint et Freud définissait l’humour comme « une
révolte supérieure de l'esprit », « un mode
de pensée tendant à l’épargne de la dépense
nécessitée par la douleur ». Karinthy, plus
simplement, disait : « Avec l’humour, je ne plaisante
pas ».