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Préface du roman Danse sur la corde

 

FRIGYES KARINTHY OU DANSE SUR UNE CORDE À SE FAIRE METTRE AU COU par Jean-Luc Moreau

 

La Hongrie le tient pour son Tristan Bernard. Serait-il son Kafka ou son Lautréamont ?

Humoriste, virtuose du À la manière de..., Socrate de café fourvoyé dans le journalisme, esprit encyclopédique voué dès le jour de sa naissance à la lumière du solstice d'été, représentant le moins lyrique de la pléiade réunie dans les premières décennies du siècle autour de la revue Nyugat, admirateur d'Amundsen et de Freud, ami et émule des pionniers de l'aviation, inventeur quasi légendaire de jeux d’esprit et de canulars – telle est l’image composite mais réjouissante que vous proposeront de Karinthy la plupart de ses nombreux fidèles. À défaut de ses parodies, intraduisibles bien sûr, ils vous engageront avec un sourire qui en dit long, à lire sans tarder M’sieur, s’il vous plaît ! Suite de scènes en effet fort amusantes de la vie des collégiens ; pour illustrer son rationalisme, ils ne manqueront pas non plus de vous raconter comment, opéré à Stockholm, en 1936, d’une tumeur au cerveau. il suivit l’intervention en toute lucidité d'esprit et consigna son expérience avec une bonne humeur et une objectivité exemplaires dans un livre ultime souvent considéré comme son chef-d'œuvre : Voyage autour de mon crâne, qui fut traduit en français, Peut-être vous signaleront-ils aussi qu’à peine âgé de quinze ans, il s’était fait connaître, en 1902 par un Voyage de noces au centre de la Terre (tout un programme peut-être comme va nous le montrer une certaine grotte !) et que ce nouveau Jules Verne allait aussi devenir le Wells et surtout le Swift hongrois : dans ses deux romans fantastiques les plus connus, Voyage à Farémido (1916) et Capíllaria (1921), l’un et l’autre également traduits en français, vous pourrez, à la suite de Gulliver, successivement découvrir que l’humanité est la vermine qui parasite la Terre, puis assister à la lutte implacable des oihas et des bulloks – comprenez : des femmes et des hommes – dont les premières, toujours sûres de vaincre, se nourrissent, notez-le, de la cervelle des seconds.

De Danse sur la corde, publié en 1923 – comme aussi de Reportage céleste qui paraîtra en 1937 – on vous dira en revanche peu de chose. Bien que réédité, ce livre, depuis sa parution, est resté entouré d'un silence qui se voulait charitable. Rappelant après d'autres qu'il fut écrit dans une période d'accablement et de désillusions, Tamás Ungvári, dans la grande Histoire de la littérature hongroise, résume sans doute l’opinion commune en se contentant d’indiquer que sa structure "décousue" en fait l'ouvrage "le plus relativiste de ce conquéreur d’absolu".

Livre confus agaçant, décourageant; livre pourtant d'une luxuriante verbosité, d'un onirisme surréaliste qui préfigure certains des films les plus secrets de Bunuel, de Fellini du plus récent Godard.

Déroutant. Danse sur la corde l'est d'abord par un foisonnement de personnages dans lequel on ne sait jamais de science certaine qui est qui. Surgies au coin d’une phrase pour aussitôt disparaître à jamais, certaines figures y sont si fugitives, si insaisissables que la nécessité de leur présence nous échappe. Qui sont, au chapitre III. Les mystérieuses Agnès et Rosette dont le papotage téléphonique s'intercale sans transition au milieu de la conversation des médecins ? Jouent-elles seulement les utilités en nous faisant entendre la voix de la rumeur publique ? Mais pourquoi, dans ce cas, ces allusions à un comte Pérégrini dont il ne sera plus jamais question ? À quoi bon aussi cette triplication récurrente de personnages si la plupart d'entre eux s'évaporent au bout de quelques mots ? Des trois médecins officiants à la clinique Horosek, Meyer n’a d'autre rôle que de s’allonger sur un canapé, d'allumer une cigarette, de demander narquoisement à Tölgy d'expliquer quelque chose a Bolza : Kölp se contente de se verser un cognac – et aussi de porter un nom étrange dans lequel celui de Tölgy, le médecin chef et celui de Kalp, l’obsédé, se combinent. Des trois médiums, le troisième n'est que mentionné ; l'esprit qu'il doit faire apparaître n'apparaît pas.

Triple, le personnage central, dans ses métamorphoses, l'est aussi. De manière explicite, il sera tour à tour l’hypnotiseur, guérisseur et charlatan Rudolf Jellen, le spirite Darman, enfin le dictateur Raganza, qui, comme Napoléon dont le nom est mentionné plusieurs fois dans le livre, organisera une expédition en Égypte, dans le but d'y édifier, sur le site d'Alexandrie, une nouvelle capitale de l’univers : Acropolis. Ce personnage changeant – dont toutes les raisons sociales semblent proclamer l'imposture – n'est aussi, le lecteur attentif l'a compris, que le faux-semblant, le triple double voudrait-on dire, du pilote venu du Nord et qui, aux premières pages du récit, a caché son avion et l’étrange cadavre qu'il contient dans une grotte de la montagne. Aboli le principe d'identité, les avatars, de successifs, deviennent simultanés ; Mister Jekyll et le docteur Hyde se présentent à nous côte à côte ; nous assistons à leur confrontation : « En me tuant, vous vous tuez vous-même », dira Raganza à Károly Bolza, le médecin dont il a séduit la femme. Et Bolza, au chapitre IV, a déclaré : « A la lecture d'un écrivain excellent, illustre par le talent qu'il avait de dépeindre à la perfection d’innombrables figures, je me suis rendu compte que, dans les personnages les plus différents, au fur et à mesure qu'un à un ils se présentaient à moi dans le roman, je me reconnaissais : et il ne peut en être autrement, vu que chacun d'entre eux, l'écrivain rusé l'a formé à partir de lui-même, et que ce n’est que l'allure extérieure qu'il a maquillée, comme l’est cette espèce de mime que l'on donne en spectacle au music-hall... ». Débattant du moi et de sa responsabilité, l’un des interlocuteurs du chapitre III constate : « Je suis une image de rêve de mon propre moi, tu sais combien c'est rassurant. ». Si deux personnages qui n'en font qu'un peuvent se manifester simultanément, c'est qu'ils ne sont que des reflets, des instances du moi de l'auteur, ou, pour reprendre un terme utilisé ailleurs par Karinthy, ses anamorphoses.

Délirer, c'est étymologiquement s'écarter du sillon – s’arracher à la terre, à ses contraintes, à ses servitudes, à sa logique. La première image de Danse sur la corde est celle du pilote qui, tout à l'heure, reverra « surgir 1'un après l’autre les petits miracles de la réalité », et d'abord « un champ ligné en tous sens », c'est-à-dire le dessin brouillé de ces sillons auxquels son envol lui a permis de s’arracher. Pour l’instant, il se retourne sur son siège ; il regarde en arrière, vers le Nord, du côté opposé aux régions chaleureuses vers lesquelles il se dirige. À ses pieds, un cadavre – est-ce un cadavre ? - « enveloppé de soie blanche », « tel un cocon ». Ce cadavre est celui d’une femme ; les yeux sont clos, mais les sourcils interrogent, la bouche observe ; « de quoi te réjouis-tu ? » semble-t-elle vouloir dire, « je ne te comprends pas ». Sur ces yeux clos le pilote dépose un baiser qu’il n'ose déposer sur la bouche. Comme en rêve – n'y sommes-nous pas ? – l'image du cocon est bientôt relayée par celle du cadavre de papillon auquel va ressembler l'avion que le pilote, « fourmi humaine », tire à grands efforts dans la caverne – caverne en forme de matrice, dont une barricade de sable, sorte d’hymen, obstrue, protège, interdit l'entrée. « Le fond se rétrécissait puis s'évasait de nouveau. C’est ici que le pilote remorqua son fardeau. La halle souterraine était juste assez large pour le contenir ». Enfin, et comme pour mieux momifier cette momie, le pilote « recouvrit le tout, à la façon des guêpes qui couvrent les mouches à viande multicolores, proies conservées pour l'hiver, puis continuent à voler en bourdonnant ».

La chrysalide sera-t-elle pour autant porteuse de vie ? Réintroduit dans la matrice, le cadavre est-il pour autant redevenu ?

À l'avant-dernier chapitre (dans ce livre réputé peu cohérent, ces deux épisodes encadrent très symétriquement les trois grandes parties du corps du récit), un petit garçon affirmera avoir vu une forme humaine sortir « un oiseau ou un papillon géant… peut-être un avion » du flanc de la montagne. Elle en a retiré « une masse enveloppée d'une soie blanche souillée ›› ; « comme si elle épluchait une banane mûre ›, elle s'est mise « à défaire soigneusement la soie », mais s'est reculée, horrifiée, ses doigts ne rencontrant « qu’une bouillie brune, liquide, désagrégée… ». La caverne-matrice, la soie chrysalide n'ont point abrité de métamorphose ; et si l’avion, difficilement, s’élève et effectue « trois ou quatre zigzags », c'est non plus comme un papillon, mais comme une guêpe géante », comme une « chauve-souris », et pour retomber aussitôt « dans la fange terrifiante ». L'homme n'a plus qu'à retourner vers la ville qu'il voulait fuir, c’est-à-dire, après cet échec d'une renaissance, vers la mort.

Ce cadavre qui n'en est pas tout à fait un, quel est-il ? qui est-il ?

Karinthy parsème son récit d'allusions si ponctuelles, si détournées, si éloignées les unes des autres, qu’elles en sont à peine repérables. À la fin du chapitre IV, alors que Rudolf Jellen erre dans la rue à la recherche de Lidia Carabella, apparaît devant lui la silhouette d’une femme « enveloppée de soie blanche qui ne se retourne pas et disparaît ». Dans la seconde partie du rêve que fait ce même Jellen au début du chapitre VI, la « femme enveloppée de blanc » s'adresse à lui et à Erna avec autorité ; « c’est vrai », dit-elle de cette dernière, « qu'elle me ressemble de profil, mais pourtant elle est complètement différente ». À la fin du chapitre VII, une femme qui n'est pas nommée rend visite à Raganza qu’Erna a laissé seul ; Raganza s’étonne de la blancheur de ses mains, et que ses yeux soient fermés ; elle lui parle avec une affectueuse tendresse : elle lui propose du thé ; elle lui demande pourquoi il ne laisse pas le dernier bouton de son habit ouvert ; « on ne peut pas se déboutonner à présent », répond-il sans s'expliquer autrement sur le pourquoi de cette interdiction ; quand enfin elle s'en va, c'est pour se rendre dans la caverne ; la dernière question qu’il lui pose : « Quand reviens-tu ? » restera sans réponse. Au chapitre VIII – et bien que l'absence de genre grammatical en hongrois permette d'entretenir le doute sur le sexe des personnages – la triple mention du « visage mort », de la « bouche close » et du leitmotiv « je ne te comprends pas », nous autorise à identifier encore une fois, dans l'être mystérieux qui apparaît à Raganza pendant son discours, la « femme enveloppée de blanc » ; c'est au féminin que nous traduirons l’adjectif qui la nomme sans la nommer : l'« innommée ».

Innommée, elle va pourtant cesser de l'être, aux toutes dernières lignes du roman, à l'instant où Raganza, condamné, va – mais est-ce bien de cela qu’il s’agit ? – être mis à mort : « une haute barre derrière son dos, deux marches non rabotées sous ses pieds, maintenant on lui a noué une corde au cou, par-derrière, maintenant une main, maintenant, la main de qui ? la main d'Erna, quelle chance de l'avoir reconnue. Maintenant... oui, c'est maintenant, c'est tout à fait certain, c'est la Certitude enfin ! Et en face de lui, près de la table, se tient Mère, en blanc, elle attendait certainement qu’il se réveillât... ».

In extremis, l’innommée si symboliquement voilée, révèle donc son identité : c'est la Mère ; son nom, écrit avec une majuscule comme le nom propre qu’il est, cesse d'être tabou au moment même où celle qui le porte est enfin reconnue, acceptée pour ce qu'elle est vraiment. « Ses yeux sont encore clos, mais sa bouche aux lèvres serrées s’est ouverte, elle veut parler, et ce qu'elle veut dire ce n'est pas ; « Je ne te comprends pas », comme jusqu'à présent dans le mauvais rêve... 

« Je ne te comprends pas » : ce leitmotiv, nous le devinons maintenant, équivalait à une désapprobation, à un interdit moral. Or cette scène est aussi la première et la seule où l’image de la « femme enveloppée de blanc », la mère, et celle d'Erna, l'épouse – mais épouse d’autant plus illégitime qu’elle a été « volée » à Bolza – ne s’excluent pas, mais se concilient. La mère, en voulant dire autre chose que « je ne te comprends pas », dit implicitement « je te comprends » et par conséquent « je t’approuve » à son fils qui vient avec bonheur - « quelle chance... » dit-il – de reconnaître la main d'Erna. Cette main a peut-être pris la sienne ; elle peut tout aussi bien lui avoir mis – comme le français, mieux encore que le hongrois, le suggère, n'est-ce pas au fond la même chose ? – la corde au cou.

Mentionnée comme incidemment par István Kalp au chapitre X, la « corde de la clémence », sur laquelle l'alter ego de l'auteur était condamné à danser, solitaire, pour préserver son fragile équilibre, devient ainsi le signe ambigu du lien entre l'homme et la femme. Prend alors tout son sens la phrase inachevée – et alors inachevable – prononcée par le même István Kalp au chapitre V : « Danse sur la corde, contention permanente, louvoiement... ».

« Écrivain rusé », Karinthy, avec Danse sur la corde, nous propose un long fantasme qu’il faut lire moins de A à Z que de Z à A.

« Je ne peux le dire à personne,

Aussi je le raconte à tous ».

Ces deux vers, les plus connus qu'il ait écrits, auraient pu lui servir d'épigraphe, Danse sur la corde n'est cependant pas seulement le récit d’une quête de mère, rivale de l'épouse. Il est aussi son contraire, celui d'une fuite, d'un contournement, d'une tentative pour éviter le lieu lui aussi innommé, le lieu tabou qu’il importe avant tout d’ignorer. Quand Rudolf Jellen, au Chapitre IV, erre dans la ville à la recherche de Lidia Carabella, Karinthy, traduisant le flux de ses pensées, écrit : « Peut-être que s'il enfilait cette rue... C’est peut-être ça la rue, l'unique rue qui ne conduit pas là-bas... par laquelle il n'atteindra pas le centre du labyrinthe où le monstre l'attend pour le combat final…   Oui, s'il avait tiré derrière lui une pelote comme Thésée..., il saurait alors par où ne pas aller... .

Ce « là-bas », que peut-il être sinon la caverne où l’aviateur anonyme, qui est aussi Jellen, a caché comme pour l'ensevelir, le cadavre de femme enveloppé de soie blanche ? N’est-ce pas en une sorte de « duel final avec le monstre » qu'il parviendra à retirer l'avion, et son contenu, de la fameuse caverne ?

Tournant le dos à cet espace utérin, réceptacle de la mère et de la mort aussi cryptique et souterrain que le rôle joué tout au long du livre par la revenante qu'il contient, le héros au multiple visage entame un cheminement qui, comme à son insu, le conduira vers un lieu né de son imaginaire, un lieu qui restera inaccessible et n'est au fond que son point de départ Sublimé. Devenu Raganza, il organise une expédition pour conquérir l’Égypte, ce « berceau de l’humanité » comme on le croyait volontiers en ce début du siècle. Son ambition avouée : y fonder, sur le site d’Alexandrie, sa nouvelle capitale ; son désir ultime et secret : y édifier, véritable saint des saints, le château, la citadelle, dont il élabore le projet dans une solitude que vient seule interrompre, en lui proposant du thé – substitut de son lait ? – la mystérieuse femme enveloppée de blanc dont nous savons maintenant qu'elle est la mère. Cette forteresse, comme la grotte initiale, ne peut être bien sûr qu'un domaine maternel ; « Dans ce château l'invité est chez lui..., Quant aux meubles et aux pièces, c'est comme s'ils étaient le vêtement d’un corps svelte, ils ont tous une forme humaine, ils imitent dans les lignes concaves et onduleuses sa tête qu'il baisse, ses bras qu'il tend, sa taille qu'il courbe en arrière, ses jambes fatiguées qu’il relâche ». C'est « le sein des seins » qu'il faut lire !

Caverne et château ; mais aussi Nord et Sud, lumière et chaleur, homme et femme. S'éclaire maintenant la première partie du rêve de Jellen au début du chapitre VI : « Ils s'écoulaient l’un en l’autre, comme deux rayons flottants : rencontre de la lumière et de la chaleur, puis de nouveau ils se séparaient, s’évanouissaient, incandescents, dans la volupté de la liberté absolue ». Si, comme la suite le suggère, l’apparition qui se manifeste dans cette première partie du rêve est bien la femme enveloppée de blanc, cette vision – vision d’une fusion quasi nuptiale de corps glorieux – est évidemment celle des retrouvailles avec la mère. Reste à la rapprocher de la scène « scabreuse » du film tourné autrefois par Lidia Carabella, cette Lidia Carabella dont le nom murmuré – « chère belle » ! fait justement surgir l’image de la mère.

Honte de l'actrice, qui tout à la fois la récuse et la reconnaît, obsession secrète de Kalp, qui cherche par tous les moyens à la refouler, mais ne cesse en même temps de se la projeter, cette scène, dans tous les sens du terme, mérite bien d'être qualifiée de « primitive ». Si le delta et le sillon du Nil représentent la chaleur de la mère, il n’est pas surprenant qu'elle ait été tournée du côté de Tripoli, au sein d'une forêt qui, dans cette géographie plus symbolique que réelle, jouxte le fameux site d’Alexandrie où Raganza veut édifier son château. Primitifs, c'est-à-dire parentaux et psychologiquement archaïques, la femme et l’homme nus qui descendent de l'arbre le sont, jusque dans leur aspect et leur comportement, autant qu'on peut l'être.

À la lumière de ces considérations, nous commençons à entrevoir les raisons de l’interdit qui se manifeste avec tant d'insistance tout au long du récit. Nous comprenons pourquoi le pilote a détourné ses lèvres de celles de la femme enveloppée de blanc ; pourquoi Carabella, dont Jellen a déjà dénudé les seins, s'évanouit avant que leur union ait pu être consommée ; pourquoi Erna, au chapitre VIII, peu après l’apparition de l' « Innommée », répond à Raganza qui lui demande de l’embrasser : « ce n’est pas possible maintenant » ; pourquoi Jellen déclare à la femme enveloppée de blanc qu' « on ne peut pas se déboutonner à présent ».

Si confuse en apparence, la fiction que nous propose Karinthy manque en fait moins de cohérence que de cohésion. Sa logique est celle du délire, du rêve, de la galaxie en gestation. Renonçant à diriger sa machine que hante le spectre de la morte, le pilote après avoir cherché le, salut, la guérison, dans le présent (Jellen, c’est presque jelen, qui, dans les deux sens du mot, signifie « présent » en effet), a vainement interrogé le passé en se faisant spirite et en invoquant les morts ; désormais il ne peut plus que tenter de fuir en avant, vers un avenir volontariste ; il devient dictateur, « Il faut faire de l'ordre, que finisse cette démence qui dure depuis trois ans », dira Kalp, le chaos n’est qu'un ordre diffus.

Qu’il s’agisse de la caserne entrevue à l’atterrissage et que nous retrouvons à la fin du livre, de l'auberge où Raganza a vainement cherché « la boisson de l'oubli », ou encore du doigt géant qui, lors du repli de Raganza, dessine sur les nuages un indéchiffrable mot « magique » et « oublié », chaque détail si infime soit-il, est chargé, surchargé, de signification, Il n'est pas jusqu’à la petite musique obstinée de l’orgue de Barbarie qui n’ait un sens dans ce cryptogramme : son nom hongrois kintornakin-torna – fait calembour ; selon que nous le comprendrons comme « gymnastique-torture » ou comme « tournoi-supplice », il dépeindra tout aussi bien la danse funambulesque de l'esprit solitaire que la lutte nombreuse des protagonistes du drame. Muni de ce fil d’Ariane qu'est le nom de l' « Innommée », le lecteur Thésée n'en a pas fini d'inventorier les richesses du labyrinthe. Qui est au juste Bolza ? Qui est Kalp ? Qui est Tölgy au nom de « chêne » ? Que signifient la cécité de l'un ou le zézaiement de l'autre ? Faut-il ou non prendre au pied de la lettre la petite phrase du chapitre III : « Nous en sommes réduits à nous secourir les uns les autres, comme les enfants dont le père est mort » ? Quelle est la cible véritable des divers coups de feu qui ponctuent le récit ? Ces coups de feu, que sont-ils ?

Poème monstrueux, Danse sur la corde ressemble à ces chefs-d'œuvre maudits du sculpteur groenlandais dont parle Jellen au chapitre II. Quand, arrivant lui aussi du Nord, il veut les faire connaître au monde, et notamment à ce Paris où Kalp – coïncidence ?- s’est justement procuré le fameux film, les figures nées de son rêve ne sont plus, au sortir de l’avion, tout comme le corps de la mère, qu'une masse liquéfiée.

« Si vous saviez avec quelle volupté, quelle avidité j’attendais ce moment – ce moment heureux de repos ou je pourrais enfin avouer que je suis fou ! » déclare Kalp au chapitre V. Livre sur la folie, Danse sur la corde est aussi un livre contre la folie, le roman d'un homme qui fait dire « je suis fou » à ses personnages pour se prouver qu'il ne l’est pas, pour faire la part du feu en satisfaisant sur le plan de l’imaginaire une obsession qu'il ne peut plus supporter. Ce livre, il faut le lire en se souvenant que médecins et malades y sont également des alter ego de l'auteur, des fragments de son moi.

Que Karinthy ait voulu consciemment et délibérément manipuler les thèmes freudiens, cela ne saurait bien sûr être exclu. Comme tous les écrivains du mouvement Nyugat. il s'intéressa très vivement à la psychanalyse et connut personnellement les disciples budapestois du maître de Vienne. Comparé par un de ses commentateurs à « un enfant toujours prêt à démonter ses jouets pour voir comment ils étaient faits à l'intérieur », il a pu tirer de cette fréquentation intellectuelle l'idée de plonger lui aussi dans les ténèbres de son subconscient pour en rapporter la matière de ses livres. Le confusionnisme de Danse sur la corde ne saurait cependant être réduit à une démarche aussi exclusivement lucide ; il s'explique mal sans l’hypothèse d’une occultation au moins, partielle, d'une mise en veilleuse de la logique rationnelle. Comme le remarque le psychiatre G. Deshaies, « on peut être poète, surréaliste, inventeur, anarchiste, humoriste, etc., et ne point délirer. Mais parfois une certaine expérience délirante peut fournir à l’artiste des thèmes et une modalité d'expression nouvelle, dans la mesure où sa personnalité demeure assez cohérente et peu dégradée ». L’inspiration de Karinthy a-t-elle eu une telle « expérience délirante » pour moteur ?

Ceux de ses livres qui ont établi sa réputation de rationaliste sont tous antérieurs à la fin de la première guerre mondiale, à l'exception de Voyage autour de mon crâne qui parut en 1937, peu de temps après l’opération qui s’y trouve relatée. Dans l'intervalle, Karinthy publie des œuvres de plus en plus brouillonnes et déconcertantes : après Capillaria, le plus accompli de ses romans fantastiques, viendront Danse sur la corde, et plus tard Reportage céleste terminé peu de temps avant son opération. Au cours de ces années, ce prétendu rationaliste compose également de nombreux poèmes lyriques.

 La fin de la première guerre mondiale, c'est bien sûr la chute des Habsbourg, la dislocation de l'empire, l'amputation de la « grande Hongrie ». C’est aussi, comme le soulignait déjà son ami l’écrivain Lajos Nagy, l'échec, en 1919, de la République des Conseils, le début pour beaucoup de la grande désillusion. Mais ce moment historique est aussi marqué, pour Karinthy, par un drame personnel : la mort, le 28 octobre 1918, de sa première femme, l'actrice Etel Judik. C’est alors que le futur auteur du Voyage autour de mon crâne note dans son journal une phrase dont on devait beaucoup s'étonner : « Je sens que quand elle est morte une tumeur s’est formée dans mon cerveau ».

Une phrase aussi prémonitoire pouvait-elle vraiment être fortuite ?

Sachant à la fois qu'un choc affectif peut avoir des conséquences psychosomatiques, mais aussi que le délire, comme l'observait déjà Gatian de Clérambault, « peut résulter de l'excitation de certaines zones cérébrales », on se demandera si la mort de sa première femme n'aurait pas été pour Karinthy un bouleversement plus déterminant que la chute des Habsbourg ou la mise au pas du pays par la bourgeoisie nationaliste. L’adoration qu'il lui vouait au dire de ses biographes – et l'on pense ici au terme d'anthropolâtrie utilisé par l'un des personnages de Danse sur la corde - contraste curieusement avec la profonde misogynie dont témoigne toute son œuvre, à preuve les redoutables dévoreuses de cervelle virile qui sévissent en Capillaria. Cette mort, ce deuil n'auraient-ils pas dès lors réactivé un sentiment latent de culpabilité archaïque, provoqué une régression auto défensive dont la tumeur d'une part, les fictions délirantes de l'autre n'auraient été que des traductions parallèles ? « Écrivain rusé », avons-nous lu, la maladie ne serait-elle pas une « ruse » elle aussi, un stratagème pour accéder au bonheur ? « Les hommes, ce qu'ils veulent, ce n’est pas être bien portants, mais heureux », est-il dit au chapitre III.

Livre peu lu, et sans doute encore moins relu. Danse sur la corde remet en question l’image optimiste d'un Karinthy blagueur et philosophe, admirateur des pionniers de l'aviation et des conquistadors des pôles par seul goût de la science et de l'avenir de l'humanité. Il nous oblige à considérer d’un œil neuf non seulement les romans, nouvelles et drames fantastiques de ce célèbre méconnu (dont son ami Kosztolányi devait dire : « Cette vache-là fut parmi nous le seul génie » !), mais aussi sa poésie, et même celles de ses œuvres qui nous semblent au premier abord le moins lyriques. N’est-il pas curieux par exemple que dès les premières pages du prétendument très lucide Voyage autour de mon crâne, Karinthy, premièrement, commente sans nécessité évidente le mot Anyaintézet (littéralement « institut maternel », c'est-à-dire « maison mère ») qu'il remarque comme par hasard sur la façade d'une banque ; deuxièmement, nous apprend – pour nous persuader que c'est sans conséquences – que sa mère est morte quand il avait six ans ; troisièmement, il nous affirme qu'il n'a jamais été sujet à des hallucinations auditives... à cela près que depuis son enfance il lui semble de temps à autre entendre derrière lui une voix chuchotante qui l’appelle par son diminutif : « Frici », comme si elle voulait le mettre en garde – la voix, précise-t-il « de quelqu'un d’oublié depuis l'enfance, que je croyais mort, un membre éloigné de ma famille, qui n'est pas mort, qui est seulement dans une grande détresse, qui se cache, qui y répugne mais doit rapidement me communiquer quelque chose, puis disparaît » ; quatrièmement, nous révèle qu'il envisage d’intituler Ma Mère, puis – en bon humoriste ? - Malades rieurs, son nouveau recueil de nouvelles.

André Breton dans une préface célèbre, citant lui-même successivement Léon-Pierre Quint et Freud définissait l’humour comme « une révolte supérieure de l'esprit », « un mode de pensée tendant à l’épargne de la dépense nécessitée par la douleur ». Karinthy, plus simplement, disait : « Avec l’humour, je ne plaisante pas ».

 

Jean-Luc Moreau