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Péter DIENER[1]

Université de Toulouse

 

Pour une lecture philosophique de Karinthy

 

Ne cherchons pas une philosophie systématique, ni un système philosophique dans son œuvre. Il n'était pas philosophe dans le sens scolaire de ce terme. Je dirais même qu'il était aussi peu philosophe que Socrate. Il était un sophos, un sage, précisément dans la tradition de la philosophie grecque d'avant Aristote ; amateur, ami, amoureux, passionné de la sagesse, chercheur infatigable de la vérité et enfant du vingtième siècle, il comprenait douloureusement que la vérité est souvent, trop souvent, escamotée, déformée, couverte de crasse, d'hypocrisie, assommée par les mensonges d'une société aliénée, par la lâcheté, par les compromissions.

Sage moraliste dans la plus haute signification du terme. Écrivain de sainte colère fustigeant avec une verve prophétique le plus grand mal de tous les temps : la guerre, toutes les guerres. Il s'opposa au grand carnage de la première guerre mondiale dès 1914, en dénonçant le nationalisme militariste des hommes d'État, des chevaliers de la bourse, des milliardaires de l'armement. Écrivain philosophique, le seul peut-être à continuer en ligne droite l'œuvre des Lumières. Il avait le projet de rédiger une “Encyclopaedia” humoristique. Son humour est hautement philosophique. Il cherche dans l’humour des “contre-miroirs” satiriques à opposer aux miroirs qui déforment le réel. Son concept du “miroir déformant" peut-être comparé à celui de Francis Bacon (dans le premier livre de Novum Organum) mais Karinthy poursuit la recherche de son illustre ancêtre et propose que 1'effet de miroir déformant soit corrigé par un “miroir redressant". Bien sûr, dans les deux cas, celui de Bacon et celui de Karinthy, il s'agit d'un concept philosophique exprimé par une métaphore.

Cette manière poétique de “philosopher” ne devrait pas être dédaigneusement écartée au nom du “sérieux” d'un langage académique, elle reste opérationnelle jusqu'à nos jours. De gustibus non disputandis : pour certains Le château de Kafka peut être considéré comme une philosophie de l'existence supérieure à L’existence et le temps de Heidegger... En effet, pour revenir à la philosophie grecque présocratique (par exemple, celle de l'école de Milétos), ces sages, méditant sur l'univers, la matière, le temps, exprimaient leurs pensées épistémologiques et leurs hypothèses préscientifiques dans un langage poétique, souvent obscur, et presque toujours imagé, métaphorique. Cependant, l’imagé fut écarté plus tard au profit de l'abstrait, le poétique céda la place au systématique.

Aristote représente un tournant historique de ce point de vue, alors que Platon utilise encore les deux langages. Quelques siècles plus tard, l'héritage européen médiéval récupérera de plus en plus le systématisme d'Aristote. Ce seront les défenseurs de l'Église, comme Saint Thomas d'Aquin, qui utiliseront la clarté de la démonstration, le développement ordonné, la rhétorique bien structurée pour défendre les dogmes religieux. Il faudra attendre le siècle des Lumières pour constater (paradoxalement) un retour ou une nouvelle floraison de l’expression poétique et littéraire des idées philosophiques. Les paraboles, les contes, les métaphores seront de nouveau à l'honneur chez Voltaire, ou Diderot.

Dans l’histoire de la philosophie tout comme dans les beaux-arts, les langages de l'abstraction, de la figuration apparaissent et s'évanouissent périodiquement selon les ères des civilisations. Ainsi littérature, poésie et philosophie ont vécu en bon ménage pendant des millénaires. Par exemple, le langage philosophique fut très abstrait chez Hegel, mais Goethe sut incarner la philosophie hégélienne dans son œuvre immense. Hegel est presque le Goethe abstrait et Goethe est presque le Hegel concret, sans que l'un soit inférieur à l'autre. Goethe ne serait en aucun cas un poète “appliquant” la philosophie de Hegel, et Hegel ne “théorise" pas Goethe. La vague romantique connaîtra, par la suite, des poètes philosophes (Hölderlin), ainsi que des philosophes s'exprimant en langage poétique (Nietzsche).

Il va de soi que je n'ai pas la prétention de dresser une image panoramique de l'histoire des langages philosophiques. Mais comment pourrions-nous le résumer du point de vue qui nous intéresse, en méditant sur le xxe siècle ? Eh bien, l'on pourrait dire que la situation est diamétralement opposée à celle de l'Antiquité présocratique dont les sages furent à l'avance des sciences. Ils devinaient génialement certaines lois de l’univers en s'appuyant sur des sciences expérimentales très peu développées. Alors que nous-mêmes, dans une époque de grande avancée des sciences, nous avons des philosophes de la nature passablement médiocres. En revanche, les philosophes de l'histoire, de la société, de la culture, de l'homme présentent de grandes percées en symbiose avec des nouvelles branches de la pensée (psychanalyse, anthropologie, sémiotique, etc...). Et, une fois de plus, la philosophie peut s’exprimer par le biais de l’expression imagée, poétique, littéraire.

Les deux plus grands représentants de cette expression, Kafka et Karinthy, sans se connaître l'un et l'autre, ont créé tous deux un univers littéraire qui est également philosophique. Malgré leurs différences, tous deux sont représentatifs d'un nouveau rapport entre expression littéraire et philosophie. Un sujet magistral serait l'étude comparée de l'œuvre de Kafka et de Karinthy, ainsi que de leur généalogie spirituelle, mais elle ne peut pas être menée dans le cadre de mon essai...

En ce qui concerne la généalogie intellectuelle de Karinthy, elle remonte d'une part aux présocratiques, d'autre part aux philosophes des Lumières. Il ne s'agit pas de dresser une liste exhaustive de ses inspirations littéraires, mais plutôt de donner une typologie de ses racines. Pour cette fin, il convient d’évoquer Cervantès et Swift. Parmi les nouvelles philosophiques de Karinthy il en existe un grand nombre dont la structure et le genre correspondent à “l’invention” de Cervantès exprimée par le titre Nouvelles exemplaires. Le terme “exemplaire” désigne le chaînon significatif du réel, ce que penseront quelques siècles plus tard Hegel et Georg Lukács, dans leurs esthétiques respectives, pour s’opposer au naturalisme (c'est le concept de la “particularité” chez Lukács).

L'art ne copie pas le réel, ne cherche pas la représentation moyenne, entre l'unique et le général, mais le chaînon particulier, typique, significatif, exemplaire. Autrement dit, il y a des exemples par millions qui ne seraient pas exemplaires, qui sont insignifiants, et l'artiste, le bon artiste, le grand écrivain crée un univers significatif en refusant la facilité de puiser, sans sélection, dans le réel. (C’est pour cela que Kadaré, tout en étant un bon conteur, est un écrivain médiocre, alors que Kafka est un génie visionnaire...) La dérision satirique de Jonathan Swift est autrement importante pour comprendre les racines de Karinthy. Il adorait Swift, et dans un grand nombre de ses croquis, il utilise des procédés narratifs à la manière de Swift. Mais son éclectisme est délibéré et Karinthy “joue” avec ses cultures littéraire et philosophique en les mélangeant comme on mélange un paquet de cartes, et en déconcertant le lecteur par des sauts périlleux thématiques ou chronologiques.

Mais revenons à la question de l'harmonie de la pensée abstraite et de la pensée exprimée par des images et des paraboles. La lecture philosophique de Karinthy, de ce point de vue, consiste paradoxalement en l’impossibilité de séparer le signifié et le signifiant. Toute lecture scolaire posant des questions du genre : « dégagez le sens philosophique de ce récit... » serait vouée à l'échec. Prenons par exemple Deux bateaux. Dans cette nouvelle, il y a implicitement une sorte de discours de la méthode, mais il y a également un sujet, une sorte de dialogue platonicien véhiculé par l'histoire qui est en même temps l’expérimentation de la méthode. Dire de cette nouvelle qu’elle présente la confrontation de deux philosophies, de deux visions du monde, matérialiste et scientifique, idéaliste et antiscientifique, serait juste mais insuffisant pour en dégager l'essentiel. Car, les deux démarches, les deux discours, littéraire et philosophique sont ici organiquement inséparables et les deux questions : “quoi” et “comment ?” étant implicitement posées, le texte nous oblige à une lecture philosophique circonstancielle et existentielle.

La distinction hégélienne entre philosophie et vision du monde est repensée par Karinthy. Les deux principaux personnages de la nouvelle, Christophe Colomb et l'Alchimiste, s’opposent non seulement en tant que porte-parole de deux philosophies antagonistes, mais également comme deux caractères, dont les réflexes et les attitudes intellectuelles ou affectives correspondent à leurs philosophies respectives. Les deux protagonistes philosophiques sont dans le même bateau qui s'appelle tantôt “nous" tantôt “le monde” ou “la vie" Nous les matérialistes, les athées, nous les mystiques, les croyants, les idéalistes, nous naviguons dans l'océan infini, avec nos certitudes et nos incertitudes, nous guettons la terre lointaine, peut-être inaccessible.

Deux frères ennemis, chacun dans sa vérité... Si l'on navigue assez longtemps, toujours plus à l'Ouest, on parviendra aux Indes, à l'Est... Les arguments contre la vision scientifique ou préscientifique de Colomb, défendus par l'Alchimiste, sont ceux d'un mystique et d'un rêveur... Mais quelle beauté des rêves, quels magnifiques mystères ! Par ailleurs, il est à remarquer que l'Alchimiste, utilise des arguments tout à fait terre à terre lorsqu'il critique les motivations de Christophe Colomb, on dirait une leçon d'histoire matérialiste. D'un autre côté, l’entêtement, la force de volonté de Christophe Colomb, sa manière d’aller de l'avant en défiant les dangers, en acceptant les risques et les sacrifices... tout cela porte le cachet d'une foi (en l’occurrence, une foi dans la science) qui l'apparente à son adversaire mystique. Leur vision du monde, leur subjectivité sont mises en relation dans le récit avec leur philosophie, sans abolir la signification intrinsèque de cette dernière.

Karinthy évite les pièges de deux dérapages : il ne déduit pas le contenu objectif du sujet, ni le subjectif de l'objet, en s'opposant ainsi au psychologisme et au marxisme simplistes. Ainsi le “matérialisme” de Colomb, et “l’idéalisme” de Sinésius, tout en étant philosophiquement inconciliables, se complètent en tant qu'image littéraire, comme une sorte de mythologie moderne, comme une métaphysique du matérialisme et un matérialisme de la métaphysique.

 

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Tout ce que je viens d'esquisser n’a aucune prétention à quelque universalité de vulgarisation du style “Que sais-je ?” Mon survol historique sert uniquement à situer Karinthy dans un contexte général, à souligner son importance pour pouvoir m'attarder par la suite sur quelques traits essentiels de sa philosophie.

 

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"Tout est autrement", cette proposition paradoxale constitue le leitmotiv de son œuvre, de sa pensée. En première lecture, “tout est autrement" ne nous donne peut-être pas la dimension profonde de ce que cette affirmation sous-tend. Nos propres idées reçues sont souvent occultées et nous apparaissent comme autant d'évidences. En revanche, nous avons tendance à remarquer les idées reçues des autres. Or, Karinthy nous invite à nous remettre en cause nous-mêmes. Notre perception doit être constamment soumise à la critique. Pour Karinthy c'est à la fois un programme littéraire et une philosophie. Sa devise est apparentée à celle de Pirandello “chacun sa vérité". Mais il s'agit plutôt chez ce dernier d'une démarche littéraire afin de décrire les diverses subjectivités et les impasses des personnalités enfermées dans des déterminismes destructifs et/ou autodestructifs. La critique pirandellienne est socialement ciblée. C’est l’eau Stagnante de la bourgeoisie attachée aux survivances féodales, c'est l'Italie "profonde". En revanche, le “tout est autrement” de Karinthy sonne comme s'il disait : « chacun sa contre-vérité ». Karinthy vise comme Pirandello la subjectivité, mais il remonte à l'ancrage social, et de là à l'universel. Sa position est très proche du réel, mais elle ne se contente pas de rester à ce niveau ; elle est comparable à l'idée de Goethe qui oppose d’abord “le noyau” à “l'écorce", pour affirmer ensuite leur unité dialectique. Pirandello écrit dans l'esprit d'une sociologie de la connaissance, alors que Karinthy questionne une épistémologie générale.

Historiquement, le paradoxe “tout est autrement” remonte à l'enseignement de Héraclite sur le Logos, et à celui de Parménide sur la Vérité (Alétheia) et la Doxa. Les formulations poétiques de Karinthy, ses expressions aphoristiques, ses récits "exemplaires" et ses paraboles l’auraient classé comme philosophe s'il avait été contemporain des présocratiques. En revanche, au vingtième siècle nous devons insister sur l’affirmation que son expression littéraire ne dévalorise point sa philosophie, bien au contraire. Il suivait la remarque judicieuse d'Aristote qui déconseillait l'argumentation rhétorique en philosophie et se moquait de l'argumentation philosophique à l'usage de la rhétorique.

Karinthy fait éclater cette belle opposition en inventant des formes aussi bien littéraires et rhétoriques que philosophiques, dont la force motrice spirituelle est l'humour. “Tout est autrement” que le paraître nous laisse croire. L’intelligence pénétrant les choses doit vaincre la résistance de la “surface” pour découvrir l’essentiel. Il faut trouver la face cachée des hommes, des choses, des mots, du monde. Presque toutes ses nouvelles, à l'exception des croquis humoristiques, sont structurées selon un procédé de retournement. Dans un premier temps, nous prenons connaissance d'une situation et d'un caractère avant que l'évolution du récit allant vers sa “chute” ne nous livre une révélation renversant les données du début.

Dans sa nouvelle Avantage aux aveugles (1908), un homme se trouve subitement dans un pays isolé du monde dont tous les habitants sont aveugles. Mais tout se passe “normalement”, “métro, boulot, dodo", administration, vie publique et privée. Les citoyens de ce pays ont développé des facultés de compensation, leur ouïe, leur sens tactile, leur odorat leur permettent de s'orienter dans la vie et la vue ne leur manque point. Tout est organisé en fonction de cette cécité collective. Ils ne perçoivent pas la beauté des couleurs, la lumière des fleurs, des visages, des corps. Ils seraient les citoyens... que dis-je ?... les sujets parfaits du XXIe siècle, du troisième régime totalitaire qui n'a pas encore de nom. Le seul homme ayant la vue normale essaie de les “éclairer” en leur expliquant qu'il existe de la lumière, qu’il y a des couleurs. On ne le comprend pas, on le prend pour un fou dangereux. Il est pourchassé, persécuté. Au coucher du soleil, dans le crépuscule (de la culture), pendant la nuit, les aveugles le dominent par leur capacité d'orientation ; même s'il voulait se cacher, ils le trouveraient comme une chauve-souris peut attraper des moucherons sans les voir, uniquement par les minuscules vibrations des mouvements de leurs ailes. Par rapport au seul homme qui voit, les aveugles s'avèrent supérieurs dans leur société fermée. Le paradoxe sur les aveugles remonte à Diderot et à Goethe. Quelques années après la publication de cette nouvelle, parut Le pays des aveugles (The Country of the Blind and other stories (1911)) de H.G. Wells, utilisant le même thème. Avis aux comparatistes, qui pourront chercher s'il y a plagiat. Les thèmes de science-fiction qui rendaient Wells mondialement célèbre sont également très présents chez Karinthy. Souvent il tombe dans le mille. Par exemple, en 1914, dans sa pièce Demain matin, il prévoit des avions fusées sans pilote, et sous cette formule laconique une théorie astrophysique qui sera développée de nos jours : « l'essentiel de l'univers est l’équilibre et sa forme est le mouvement » - dit-il. Mais, contrairement à Wells, il ne bâtit pas un roman sur chacune de ses découvertes, et se contente de les développer dans le cadre de nouvelles de quelques pages. En revanche, la portée philosophique sous-jacente des fictions karinthyennes est considérable, son Pays des aveugles faisant partie de ses récits caractérisés par des variations sur le paradoxe “tout est autrement". L'accent est mis sur le point de vue. L’expression “point de vue” (“Point of view" en anglais, “Blickpunkt” en allemand, “Totchka zrenia“ en russe, etc) existe également en hongrois. Karinthy l’utilise en la détournant comme une métaphore structurant ses récits : c'est le point de non-vue, ou le point de mal-vue, qui serait le point de départ de notre vue. Ainsi l'écriture de Karinthy devient-elle un guide vers le vrai point de vue. Il s’agit, une fois de plus, du retournement d'une métaphore. Au lieu de redire que le borgne est roi au pays des aveugles, il semble affirmer prophétiquement, bien avant les régimes totalitaires, que les voyants, authentiques ou prétendus, ne sont que des borgnes et des victimes dans les contrées où règnent les aveugles.

 Il fut l'un des premiers à attirer l'attention sur le danger historique de la collusion des “chefs” démagogues avec les masses aveugles, qui pouvait déclencher une tragédie mondiale. Il précédait sur ce plan les essais Achtumg Europa ! de Thomas Mann. Une de ses œuvres maîtresses, Barabbas, creuse également le problème de “tout est autrement” du point de vue de la psychologie des masses.

 

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"Tout est autrement". Sa critique de l'aliénation intellectuelle et sociale, visée par cette devise, son indignation contre le mauvais usage que l'homme fait des sciences et de la pensée, ne se dirige jamais contre le savoir lui-même. Bien au contraire, il s'agit d'un combat philosophique pour le savoir authentique qui ne peut se passer de sa propre remise en question permanente. Si “tout est autrement", se pose la question des rapports entre subjectivité et objectivité, entre vision du monde et philosophie. Si toute philosophie acceptée par l'individu devient également la vision du monde de celui-ci, cette affirmation n'est pas pour autant réversible : toute vision du monde ne mérite pas d’être considérée comme une philosophie. Ceci dit, et en paraphrasant Hegel de la préface de l'Histoire de la philosophie – n'oublions pas que ce dernier vécut dans les bons vieux temps, heureusement pour lui, sans avoir été énervé par la médiocrité prétentieuse de nos “nouveaux” philosophes qui veulent maquiller leur vision du monde en philosophie.

En revanche, le même Karinthy était déjà sensibilisé au début du XXe siècle par la “prose de la vie” prévue par Hegel, débouchant sur la régression intellectuelle de nos jours. Karinthy, tout comme Kafka, son contemporain, était un visionnaire et un prophète pessimiste. (Je pense que les prophètes son en général plutôt pessimistes). « La tragédie de la culture », – l'expression est de Simmel – angoisse Karinthy autant que Kafka. Les deux K., contemporains de la naissance des “sciences de l'esprit”, au croisement de la sociologie moderne et de l'héritage philosophique de Hegel, expriment dans leurs œuvres littéraires l’angoisse quasiment métaphysique causée par la dégradation des interactions entre vision du monde et philosophie, sujet et objet, existence et conscience, sciences et philosophie. Les lois physiques, chimiques, biologiques et même psychiques de la nature en soi ne seraient ni "bonnes", ni “mauvaises”, ni “justes”, ni “injustes”. Une inondation est le résultat du fonctionnement de plusieurs lois naturelles et les digues pour empêcher l’inondation sont aussi élevées en respectant certaines lois naturelles. Le fonctionnement d'une arme à feu étant scientifiquement “juste”, fondé sur le respect de certaines lois physiques, chimiques, balistiques, etc... peut servir des causes injustes. Le “fonctionnement” d'une idée, d'une vision du monde, d'une doctrine philosophique, est autrement complexe et ambiguë. Karinthy, bien sûr, ne tient pas de discours abstraits sur ces questions mais il invente des personnages, des situations, des conflits et des histoires permettant de multiples confrontations entre philosophies, vision du monde, et hommes en “situation” (dans le sens existentiel sartrien, avant la lettre).

La nouvelle Deux bateaux est un refus de l’amalgame entre tolérance et compromission. Mais les rapports entretenus entre philosophie et vision du monde dans cette nouvelle se modifient dans une comédie en un acte, L’œuf de Colomb (Kolombuc tojása). Dans cette pièce que l'on peut considérer comme la variante contemporaine du même sujet, la controverse entre Moïse Galilée et le petit préfet Stéphane Sinésius est présentée sous un éclairage grotesque. Galilée y est un marginal, mi-clochard, mi-fou de village qui veut prouver que la terre est ronde, et Sinésius le menace comme un gendarme de village : à ses yeux, Galilée tient un discours destructeur contre la religion, c'est un “souciliste“ (“socialiste" prononcé en hongrois vulgaire et employé péjorativement). Pendant leur discussion, Christophe (le mari de Christine dans la pièce) revient et dit : « Oui, ce Juif (Galilée) avait raison, la terre est ronde... » Alors Sinésius veut que ce “gauchiste”, ce Galilée interdit de séjour à Rome, soit interdit également dans le village...

Cette comédie, ou plutôt cette farce, évoque Ubu Roi, par ses couleurs délibérément grossières mais sans la vulgarité et la médiocrité artistique de cette dernière œuvre. Cette pièce nous aide aussi à mieux “déchiffrer” la nouvelle Deux bateaux en “l'actualisant". L’idéalisme antiscientifique de Sinésius à l'aube du nouveau monde fut un péché pardonnable, racheté par la beauté transcendantale de son alchimie, par l’héroïsme de son rejet de la réalité... mais Sinésius représente de nos jours l’obscurantisme parascientifique et le flic mangeur de métèque.

 

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Le cirque est une nouvelle emblématique de Karinthy : elle est son esthétique, sa contre-esthétique, sa sociologie de l'art moderne, son autobiographie artistique. C'est un mouvement circulaire où début et fin se rejoignent. Attention ! Ce “cirque” n’exprime point une attitude méprisante à l’égard de l'art du cirque, des artistes du cirque, du monde du cirque, immortalisés par Kouprine. Bien au contraire, il prend le cirque comme symbole du monde aliéné, comme une sorte de Satiricon moderne, réunissant la cruauté, le mauvais goût, la mégalomanie avec l’esprit de business et l’asservissement de la culture.

Cette nouvelle est la Divine Comédie de Karinthy, la descente aux enfers de l'artiste, la descente vers la morgue et l'enfer modernes, où tout est sans bruit, bien organisé, aseptisé, où des organisations compliquées mais bien huilées s'occupent de la prise en charge humaniste des choses inhumaines, où le bonheur est prescrit sur ordonnance et remboursé par l'insécurité sociale.

Le cirque de Karinthy, peut être comparé au Procès de Kafka : ce sont deux œuvres clefs du vingtième siècle sur le grand cirque universel, social, médiatique et politique qui nous dévorera à notre insu (à moins que nous ne le soyons déjà ?). Karinthy et Kafka (dont un autre point commun est de n'avoir reçu ni l'un ni l'autre le prix Nobel) pressentaient que les derniers Mohicans de la fin du XXe siècle seraient les artistes, les poètes, les enfants et les fous. Hélas, même ces derniers deviennent, par la force de la situation, des amuseurs publics de sa majesté l'argent et des institutions. Les discours publics n'en seront pas moins somptueux. L'esclavage s'appellera la liberté, l’inégalité l’égalité, au nom de la fraternité l’on tirera sur les adolescents comme les chasseurs tirent sur les lapins, les instituts de recherche trouveront des recettes pour la torture humanisée, les droits de l'homme seront protégés par des armes sophistiquées semant la mort.

Dans une autre lecture, Le cirque peut être interprété comme une esthétique, une philosophie de l’art et de la vie, de l'art vivant malgré tout. Cette esthétique ne se prononce ni pour la prédominance de la forme, ni pour celle du fond. Forme et fond constituent une unité indissociable. L'art est une naissance et une renaissance perpétuelle. Il est créé et il crée. Le violoniste jeune du début de la nouvelle, et l’acrobate vieillissant de la fin du texte, sont les deux masques de Karinthy : Karinthy adolescent timide et balbutiant, conscient de son talent mais opprimé par les mille obstacles du réel, et Karinthy devenu adulte et luttant avec les éditeurs et les directeurs de magazines, de journaux, de théâtres et de la société cirquéfiée (sic !) pour lesquels l'art est une marchandise, au même titre qu'une savonnette ou une mitraillette.

L'artiste et la société. L'artiste doit se prostituer pour “placer” son œuvre. Ne croyons surtout pas que “l'école de cirque” dont nous parle la nouvelle soit salutaire pour l'art. Le violoniste restera un artiste authentique non pas grâce à cette école, mais malgré elle. À la fin de l’histoire, en se tenant sur l’échafaudage acrobatique, il jouera la mélodie qu'il avait dans son cœur depuis toujours.

Ou peut-on affirmer dans une autre lecture que “l'école de cirque" a quand même contribué au perfectionnement artistique de notre violoniste ? Est-il devenu moins naïf, plus tendu, plus tragique ?

Ce n'est pas la question posée par cette nouvelle dont le thème esthétique serait plutôt l'art en tant que résistance dans un monde inhumain. Presque tous les thèmes de Karinthy apparaissent dans plusieurs de ses œuvres, tantôt sous un éclairage "sérieux", tantôt de façon comique ou même grotesque, ou encore en mélangeant plusieurs modes de récit. Ainsi le thème du cirque revient-il dans un croquis d'une ironie féroce : Amusement du peuple. Le monde moderne regorge de magies pour amuser le peuple. Dans un parc immense on exhibe le plus grand nain du monde, le plus petit géant, un poisson qui se promène sur la terre ferme et une petite sténodactylo qui vit sous l'eau, un peintre qui dessine avec ses oreilles et un violoniste virtuose qui joue avec ses orteils. Soyons généreux, ne regardons pas aux dépenses, le spectacle continue, il y aura des attractions inimitables. Vous pourriez voir un auteur dramatique travaillant sur sa pièce mains et pieds liés, ou un poète qui sera tué dans une vraie guerre spectacle, avec des décors grandioses, de vrais navires, ça fait “boum !" et de vrais soldats tombant à l’eau... de la musique d'ambiance et des boissons rafraîchissantes... Dans ce texte, les deux thèmes, du cirque et de la guerre se recoupent. L'humour tragique de Karinthy se tourne, une fois de plus, contre la guerre.

 

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Le “noyau” de son esthétique se trouve lié à ses réflexions sur le style. Hostile à toute recherche maniérée, à toute “intention” stylistique, il considère que la perfection du style peut être atteinte si le lecteur (ou le spectateur) ne perçoit aucun effort. « Style et pensée... forme et fond, matière et art... Dans l’œuvre littéraire, je vois la perfection du style dans l'absence apparente de celui-ci » - affirme-t-il dans la préface de son drame Demain matin. Serait-ce une affirmation d'ordre général, ou plutôt une esthétique à usage personnel ? Signifiant et signifié se confondent, ou, tout au moins ils sont inséparables dans les œuvres de haut niveau artistique. Son idéal, le style imperceptible, le style qui "disparaît", apparaît paradoxalement dans sa recherche d'une expression spontanée d’une oralité simulée. Il écrit comme s'il venait d’improviser son discours. Ce qui prête une grande force expressive et persuasive à son écriture et crée quand même un style – le paradoxe est là. C'est de la naïveté étudiée, le premier regard retrouvé. Karinthy est proche ici de l'esthétique tolstoïenne. « Il faut que l’artiste s'étonne d'une émotion proche de la religiosité, de la naïveté... ». La phrase est de notre auteur, mais elle pourrait avoir été signée par Tolstoï dont l'influence est très présente dans certaines nouvelles de Karinthy.

L'art est une recherche, une catégorie de la pensée, une démarche en vue de la connaissance et il se rapproche ainsi de la pensée scientifique. « Ce que j'aime – dit Karinthy dans la préface de Demain matin – c'est l'émerveillement productif engendrant une nouvelle connaissance. L’émerveillement d'un Newton qui s'étonne pour la première fois dans l’histoire, à propos de choses qui n'étonnaient personne avant lui... si je lâche un stupide caillou, il va tomber sans hésitation, dans une certaine direction... Découvrir des choses pareilles, c'est cela l'art ». « Quelle lutte magnifique et désespérée pour que tout soit lié à tout et pour que je trouve tous les liens ». « Le théâtre pour moi doit être une sorte de science expérimentale. Je cherche les lois de la vie, mais, comme dans la nature physique, les lois n’apparaissent pas dans leur pureté, il faut les recréer dans des conditions épurées, en laboratoire, pour pouvoir les observer. Art : vie expérimentale. Si je mettais sur scène la vie réelle, ce ne serait pas la loi de la vie, seulement celle du vécu ».

En effet, Karinthy jette au début du siècle les bases d’une théorie de l'art expérimental ; par cela, il est proche de l'école dite formelle russe (Eichenbaum, et beaucoup plus tard, Y. M. Lotman), c'est-à-dire des pères fondateurs du structuralisme littéraire. Sur un autre plan, il est également proche des poètes surréalistes belges et français, avant tout par l’intérêt qu’il porte à la psychanalyse. Mais, à la différence de Breton ou de Tzara, il garde toujours une distance critique, en évitant de confondre l’irrationnel et l’inconscient en tant que sujet avec la méthode de la démarche psychanalytique. (Il n'est pas exclu que Tzara, connaissant un peu le hongrois, ait pu lire quelques nouvelles de Karinthy). Une grande partie des nouvelles “sérieuses” de Karinthy empruntent la forme du rêve, en exprimant plus généralement les domaines de l’inconscient. Alors qu’il pourfend la psychanalyse vulgarisée dans ses croquis satiriques, il apparaît dans ses nouvelles philosophiques comme le “double” de Freud, ainsi que ce dernier définissait son autre admirateur Arthur Schnitzler.

Il comprit bien avant Claude Lévi-Strauss que l'inconscient est structuré connue un langage, et il en tint compte pour la composition de ses nouvelles oniriques. Il saisit également, bien avant Lacan, l’opportunité de rattacher la psychanalyse aux recherches linguistiques, formelles et structuralistes.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur Karinthy et la psychanalyse, mais le cadre du présent essai ne le permet pas.

 

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Afin de situer culturellement l'esprit de Karinthy, dois-je rappeler que sa vie et son œuvre baignent dans l’atmosphère et la mentalité de la Budapest d'avant et d'après la première guerre mondiale, enrichie par l'humour juif hongrois. Autour des années 1900, Budapest et Vienne se complétaient en tant que berceau commun de la sociologie moderne, de la dite “science de l'esprit”, de la psychanalyse, de la musique et de l'art modernes, et de bien d'autres choses excellentes. Les cafés littéraires de Budapest étaient des véritables pépinières intellectuelles, les “Académies” socratiques de nombreux écrivains, poètes et artistes. Karinthy fut la vedette choyée de cette vie de bohème, l'homme le plus spirituel de ce monde. On l’étiquette alors comme auteur humoristique, “léger”. Cette définition est valable en effet pour une partie de ses écrits. Et encore ! Disons plutôt que c'est une légèreté profonde, un humour “sérieux” dans le sens conceptualisé par Vladimir Yankélévitch. Mais pour comprendre l’atmosphère de l'époque, il ne suffit pas d'évoquer nostalgiquement le côté ensoleillé de 1'univers de l’Autriche-Hongrie. Ce monde survécut tant bien que mal aux horreurs de quatorze dix-huit, et ces deux villes deviennent les foyers d'une épidémie dévastatrice. Hitler commença sa “carrière” à Vienne, et à Budapest fut fondé vers 1922 le parti des « Défenseurs de la race ». Karinthy, mort en 1938, après avoir été opéré d'une tumeur au cerveau, échappa aux souffrances infligées par le national-socialisme à des millions d’hommes et de femmes.

Pour clore mon essai sans vraiment l'achever, dois-je signaler que « La lecture philosophique » de Karinthy est un sujet très vaste que j'ai à peine entamé en soulevant quelques questions de mon choix. Fondateur d'une “philosophie fiction", comme on dit “science-fiction", inventeur de modèles cognitifs, de laboratoires philosophiques et de machines philosophiques de simulation, la philosophie devient un sujet littéraire dans son œuvre, tout comme peut l'être un personnage ou un paysage romanesque.

Péter Diener

 

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[1] Conférence donnée à l’Université de Toulouse en 2001. Publiée dans la revue "Cahiers d’études hongroises", n°10 – 2002.