Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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le rÊve de margitka

 

I.

Description : Description : rêve de Margitka la chaleur était étouffante. La route couverte d'une poussière volante étincelait sous les rayons du soleil brûlant. Margitka avançait lentement à l'ombre immobile des acacias qui bordaient la route. Quand elle s'arrêta un instant pour soulever un peu le large bord de son chapeau de paille, elle entendit depuis le tournant des jurons suivis immédiatement de claquements de fouet. Au-delà du tournant il y avait une clôture, au-delà de la clôture une montée et une voiture chargée de lourds et stupides cailloux était coincée juste avant la montée. Un petit alezan, laid, chétif, la crinière hirsute tirait sur son trait en haletant sous le vain effort, les yeux larmoyants, les pattes tendues et tremblantes. Il ne parvenait pas à faire monter ces saloperies de cailloux. Le cocher, la voix éraillée, hurlait de colère, il rouait de coups la pauvre bête. Sous chaque coup le cheval terrorisé, hennissant, redoublait d'efforts pour tirer, toujours en vain.

Margitka allait dépasser la voiture mais quand elle vit les larmes dans les gros yeux tristes du cheval, son cœur se serra douloureusement comme jamais auparavant. Elle fit demi-tour aussitôt, se planta devant le gros costaud écumant et l'apostropha d'une voix étranglée :

- Vous voyez bien qu'il n'y arrive pas, il n'y arrive pas !

Il la regarda de ses yeux ensanglantés.

- Mademoiselle aurait des problèmes ?

- Oui. Pourquoi frappez-vous ce cheval alors qu'il n'y arrive pas ?!

- On vous a sonné, Mademoiselle ? - grommela le cocher.

- Je ne vous permets pas de lui faire du mal. Je vais appeler un agent ! - dit Margitka, et sa voix tressaillait d'émotion, ses yeux bruns flamboyants de colère fixaient droit le visage défiguré du cocher…

Le cocher fulminait.

-  Ma petite demoiselle, je vous conseille de dégager sans attendre que je m'énerve !

Voilà ce que dit le cocher et bien d'autres choses encore qu'a coutume de dire en pareille circonstance un cocher ivre, coléreux, la voix éraillée, les yeux exorbités. Puis il leva son fouet et administra un coup si énorme entre les côtes du cheval que celui-ci, dans sa douleur impuissante, regimba dans son harnais.

Margitka aurait aimé se jeter sur cette brute. Elle faillit éclater en sanglots. Il avait l'air de vouloir battre à mort cette misérable carcasse ! On ne pouvait pas tolérer cela, mais que faire ? Elle porta un regard déconcerté autour d'elle. Un homme s'approchait sur la route et Margitka sursauta, presque de joie. C'était Monsieur Viola, conseiller municipal, une bonne connaissance. Il avait entendu le bruit et venait voir ce qui se passait.

Il comprit très vite la situation. Et quelques minutes plus tard le cocher brutal, les yeux baissés déchargeait les cailloux de la voiture. Le cheval, toujours tremblant, attendait près de lui, apaisé. Margitka, reconnaissante, émue de gratitude, serra les mains fortes et bienveillantes de Monsieur Viola.

 

II.

 

La route était encore blanche et brillante, mais cette fois elle était arrosée d'une lumière argentée. Même les ombres des acacias n'étaient pas nettes et contrastées, mais au contraire douces comme si on les avait déposés dans un souffle sur la route paisible. La lune filtrait entre les volets, dessinant des bandes vibrantes sur le plancher et le plafond. Margitka ne dormait pas, elle guettait le ciel violacé entre les persiennes. Plus tard elle remonta les persiennes, les rayons de la lune se bousculèrent et s'ébattirent pour s'engouffrer dans la petite chambre.

Tout à coup tout s'embrouilla. Les livres se mirent à opiner sur l'étagère et des lutins barbus zigzaguèrent dans le ciel violacé, mêlés d'une musique d'accordéon confuse et alambiquée. Margitka écouta un temps les yeux fermés mais brusquement elle jeta un regard sur la fenêtre et tressaillit. Une longue crinière étroite hochait tête dans l’encadrement, lui cachant une grosse partie du fond rayonnant du ciel. On ne doit pas nier qu'au premier instant Margitka eut très peur, mais elle ne cria pas, elle trembla seulement en son for intérieur. Puis elle reconnut le cheval venu jusqu'à sa fenêtre, lui aussi acquiesça. Le cheval ne voulait pas du tout l’effrayer, il s'excusa avec une grande courtoisie :

- Excusez-moi, je vous prie. Je crois que vous habitez ici, Mademoiselle Margitka. Comme vous le savez, je ne suis pas en mesure de vous rendre visite de jour à cause de mes occupations professionnelles. C'est donc maintenant que je devais venir vous exprimer mes remerciements pour votre intervention.

La peur de Margitka était totalement dissipée. Elle vint à la fenêtre et regarda le cheval avec émerveillement. Le cheval se troubla légèrement mais poursuivit néanmoins :

- Je ne sais pas bien faire des phrases, vous savez, mais je vous suis reconnaissant, infiniment reconnaissant. Vous ne m'en voulez pas, n'est-ce pas, d'avoir troublé votre tranquillité ?

Le cheval dit cela avec une immense tendresse, des larmes brillaient dans ses gros yeux gris et mélancoliques de cheval.

- Bien au contraire ! - répondit Margitka, et le trouble du cheval la fit sourire. – J'ignorais qu'il existât des chevaux aussi bien élevés.

Le cheval dit avec enthousiasme :

- Oh, il y en a d'autres beaucoup plus instruits que moi. N'avez-vous pas lu le livre de Monsieur Jonathan Swift dans lequel il décrit le pays des chevaux[1] ?

- Malheureusement je ne m'en souviens pas.

- C'est un beau livre. Je suis venu ce soir pour vous exprimer ma gratitude, mais aussi pour converser quelques minutes avec vous, Mademoiselle Margitka. Permettez-moi de m'appuyer ici.

Il posa sa tête longue et étroite sur l'appui de la fenêtre. Margitka souriait toujours, elle aussi posa ses coudes à la fenêtre et ils se regardèrent dans les yeux. Ils étaient illuminés par la lune.

- Il faut dire que mon sort n'est pas très enviable. Les hommes sont méchants, cruels, j'ai appris à les détester. Pas plus tard que ce matin j'ai cru périr là sous ces pavés brûlants. J'en étais au point où je voulais maudire le monde entier, les hommes en particulier, et mourir. Et alors, vous êtes arrivée, Margitka. Vous m'avez sauvé, vous m'avez caressé avec vos petites mains. Et alors j'ai cru que je m'étais trompé en pensant que les hommes étaient méchants.

- Pauvre cheval ! – dit Margitka, et elle caressa de nouveau la tête brune, osseuse du cheval.

- Merci ! Ne voudriez-vous pas laisser un peu vos petites mains sur ma tête ?

Margitka les laissa volontiers. Le cheval poursuivit.

- Oui, je voulais parler du pays de nos frères. C'est Jonathan Swift qui l'a décrit dans son livre. Quel beau pays ! Des palefrois très dignes au poil brillant y possèdent les terres, ce sont eux qui règnent. Jadis, avant les temps de mémoire, ils possédaient déjà les champs bleus et les rayonnantes forêts denses.

- Ils parcourent librement les prairies, crinière au vent. Ils construisent des tentes et ils vivent en communauté dans une affection chaleureuse. Ils ne connaissent ni compétition ni mensonge. Ils sont fiers et pourtant bienveillants, puissants mais magnanimes. Un jour, un homme est arrivé parmi eux, il s'appelait Gulliver, le même qui a parcouru les pays des géants et des nains. Il leur a dit beaucoup de mal du genre humain, ils l'ont tout de même traité avec bienveillance et amitié, si bien que, lorsqu'il dut retourner dans son pays, il prit congé en sanglotant et tout le restant de sa vie il déambula tristement parmi les humains en se rappelant sans cesse avec nostalgie le paisible royaume des chevaux. Oh, c'est un beau pays, un très beau pays…

Un long silence s'ensuivit. Les yeux du cheval se perdaient rêveusement dans la nuit de pleine lune, puis il se tourna tout à coup vers elle. Il dit doucement, plein de chagrin :

- Mademoiselle Margitka, je vous parle du pays des chevaux bons, nobles, sveltes et beaux. Aucun homme n'avait jamais habité ce pays, c'est pourquoi on n'y trouve ni crime, ni mensonge, ni lutte, ni jalousie, ni vengeance. Les hommes sont cruels. Que Dieu nous préserve à jamais de leur entrée dans le pays de nos rêves !…

Un nuage argenté traversa l'anneau de la lune. Quand la lueur revint, le cheval se pencha brusquement vers Margitka et lui demanda la voix tremblante :

- N'auriez-vous pas envie de visiter notre pays ?

Margitka le regarda avec étonnement. Le cheval poursuivit avec emportement.

- Oui, vous pourriez venir, vous ne ressemblez pas aux autres humains, vous ne troubleriez pas notre paix. J'en suis persuadé. Vous monteriez sur mon dos, on partirait au galop. On avancerait aussi vite que le vent, mais aussi doucement que la brise. Je vous emmènerais chez notre roi, le Cheval, et vous lui caresseriez le cou. Tous les chevaux vous aimeront énormément, ils vous entoureront tous mais c'est moi qui vous servirai. Je vous préparerai une couche de mousse douillette au sein d'une grotte parfumée, c'est là que vous dormirez. Je vous apporterai le miel des forêts et le lait frais des champs. Tout ne sera que paix et bonheur. Oh, les chevaux sont nobles et bons, ils ignorent la fureur et le chagrin…

Margitka écouta ce discours les yeux grands ouverts. Puis elle sourit et lentement, consciencieusement, elle secoua la tête. Le cheval se tut et baissa les yeux. Ils se turent un moment. C'est elle qui rompit le silence.

- Tu dis des bêtises, mon ami. Je suis une femme et tu es un cheval. Qu'irais-je faire parmi vous ? Je ne peux pas aller là-bas.

Le cheval se mit à trépigner, déçu et gêné. Margitka poursuivit.

- Chacun doit rester à sa place. Tu vois, je vous aime, vous les chevaux, et je vous aimerai toujours. Ce que tu m'as raconté du pays des chevaux, c'était si beau, je t'en remercie. Tu es un petit cheval intelligent et cultivé. Pars à la recherche de ce pays et sois y heureux, tu l'as mérité. Mais ce que tu voulais pour moi, ce n'était qu'une sottise.

- C'est vrai, dit le cheval en redressant la tête. Adieu, Mademoiselle Margitka !

- Où vas-tu ?

- Chez mon maître.

- Tu ne vas donc pas au pays des chevaux, dans la verdure des champs, parmi les nobles palefrois ?

- Non. Plutôt chez mon maître qui me torture et me bat.

Il leva une patte avant et fit un geste d'amertume.

- Vous avez raison, Mademoiselle Margitka. Tout le monde doit rester à sa place. Dieu l'a voulu ainsi. Et puis, que ferais-je tout seul ? Le pays des chevaux ? La verdure des champs ? Les nobles palefrois ?… Ah, seul Jonathan Swift parle de ça. Peut-être même que ça n'existe pas…

Longtemps, tristement, il fixa le ciel étoilé. Puis, lentement, il fit demi-tour et reprit sa route sous la lune, sans même regarder en arrière. Il trottina pitoyablement, la tête baissée jusqu'à se perdre dans la pénombre qui recouvrait l'horizon.

 

Az Újság, 30 septembre 1906.

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[1] Il s’agit de Voyage au pays des Houyhnhnms.