Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
futurisme
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Par notre collaborateur en arts plastiques -
a dernière tendance
picturale renversant les frontières et les autorités, le futurisme, est partie d'Italie ; plaçant les arts plastiques
sur de nouvelles bases, elle a fondé une nouvelle école : le futurisme.
Rompant avec les traditions, cette nouvelle école a dépassé le bon vieux naïf
néo-impressionnisme dont la vieille théorie bringuebalante voulait que l'on ne
peigne pas ce qu'il y a, mais qu'on peigne ce qu'il y a tel qu'on le voit. En
application de cette méthode condamnable il est encore fréquemment arrivé que
des salopards dépourvus de talent peignent un arbre comme un arbre, déshonorant
par-là la peinture tout entière. Selon l'enseignement du futurisme, cela ne
pourra plus se produire dans l'avenir : le nouveau paradigme du jour ne
permettra pas de peindre ce que l'on croit voir à la place de ce qu'on
voit ; il faut au contraire peindre
les choses qui viennent à l'esprit du peintre pendant qu'il regarde ce qu'il
est en train de peindre. Mais ça alors il convient de le peindre
entièrement, ce qui nous donnera une image de la chose dans sa totalité, sa
magnifique totalité disent les futuristes. Selon nos informations, le futurisme
commence également à prendre racine chez les peintres hongrois, et une première
exposition des "Futuristes Hongrois" ouvrira l'automne prochain.
Notre collaborateur a réussi à interviewer un certain nombre de futuristes
hongrois. Nous tenterons de décrire en avant-goût de l'exposition le titre et
l'objet de certains tableaux en préparation, dans la mesure où une faible plume
peut en être capable. Donc :
N° 825 : Portrait du policier de la capitale, Large
toile pentagonale. Sur un fond vert pâle, des montagnes rustiques dans le feu
incandescent du soleil couchant. Au premier plan, au pied d'une aubépine, une
oreille arrachée avec les dents. Sur le côté, un rein de Ádám
Majoros est suspendu à un arbre vert, portant
l'écriteau taillé à l'épée : "Je l'ai vu, Dezső Boda[1],
commandant" et le cachet de la police. Dans l'arrière-plan apparaît
derrière les montagnes la tête de Győző Kecskeméti, occupant la moitié du ciel. Devant, une
aiguille traîne dans une botte de foin. Dans un modeste buisson pendouillent de
lourds poings bien mûrs qu'un citoyen de la capitale cueille délicatement.
N° 22 : Propriétaire entouré de sa famille. Sur
le côté droit du tableau une échelle est appuyée contre le mur ; 892
forints grimpent à l'échelle et ils regardent vers le ciel. À gauche une porte,
elle est fermée ; par une fente le canon d'un revolver pointe vers
l'extérieur. Sur le sol gît Malthus, le sociologue, des jambes lui administrent
des coups de pied à la tête, il gémit, les bras levés et la bouche ouverte,
répétant ces mots : « Aïe, aïe, je me suis trompé, c'est pas deux
enfants qu'il faut, mais même pas un. » Un visage aminci dort sur le côté,
on voit à l'intérieur l'image d'un rêve : dans l'image onirique deux
attelles de doigts et une cuvette de foudres de Dieu qui frappent
successivement dix fois. L'estomac d'un logeur dans lequel des lames de rasoir
aiguisées tournoient à une allure folle. Une potence gigantesque avec escalier
confortable. La main droite du bon Dieu en train de se lever pour frapper. Un
méchant truc tiré à quatre épingles mange avec un appétit d'ogre : il ne
reste dans son assiette que quelques mains et pieds avec des chevalières en or.
Un cercueil large et cossu. À gauche, dans un panier, quelques taux usuraires.
N° 48 : Petits pains. Nature morte. Coin de
table sur le bord duquel on voit deux puissants microscopes. Deux pieds de
boulanger avec de gros orteils et de larges ongles. Quelques chenilles
arpentent un morceau de fromage. Dans un casque blindé, deux punaises. Un
atelier dans une fabrique de ficelles à Buda, des ouvriers diligents. Le
portrait d'un buraliste. Un cimetière sous la lune, de vieilles tombes, des
croix rustiques, des couronnes. Une image pieuse au-dessus du portail portant
l'inscription : "Resurgam".
N° 710 : Portrait de l'athlète hongrois B.F.
Détail d'une vieille rue de Stockholm. Sur le sol en terre battue, deux épaules
couchées côte à côte. Un escargot au visage rubicond, les poings fermés, une
cocarde aux couleurs nationales sur la tête, est en train de traverser entre
les deux épaules. Dans le coin gauche du tableau une corde à sauter en deux
morceaux, parmi des violettes rouges. Un large bassin d'eau, une meule musclée
mais svelte au fond de l'eau, portant slip de bain à bouche de veau, avec un
drapeau tricolore rouge, blanc, vert. Un recueil de dissertations juridiques,
découpé avec une épée d'escrimeur.
N° 34 : Rendez-vous de printemps dans la vallée. Un
nu portant des bas. Un père mal rasé au visage furieux. Une poche de pantalon
gris et doux complètement vide, retournée, agitée par le vent. Un des profils
d'un jeune homme à tête intéressante qui permet d'entrevoir son autre profil
traversé par cinq bandes rouges. Sur la rive d'un ruisseau romantique, sous un
arbre, rêvasse une blonde requête en paternité.
N° 8 : Avion hongrois de Kutassy[2].
Sol agraire riche en humus dans la Grande Plaine, sillonné d'ornières. Une
petite taupe en train de se dissimuler sous la terre.
N° 101 : Illustration "Eliana"
de Mihalovits[3].
Buste de Richard Wagner.
N° 13 : Un peintre futuriste chez lui. Une
baignoire fraîchement repeinte, avec une douche robuste. Sur le bord de la
baignoire, une camisole épaisse dont on peut attacher les manches dans le dos.
Détail de paysage de Buda, avec des collines, dans les environs de Lipótmező[4].
Az Újság,
le 11 août 1912.