DIPLOMATIE
La scène se
passe à la résidence de l’ambassadeur d’Allemagne.
Personnages :
L’ambassadeur d’Allemagne L’ambassadeur de France L’ambassadeur d’Italie L’ambassadeur de Russie |
L’ambassadeur d’Autriche L’ambassadeur d’Amérique L’ambassadeur de Privigyé[1] L’ambassadeur de Rátót |
L’ambassadeur
de France : Messieurs ! Vous ressentez tous la mission grave et
lourde de responsabilités qui, en ce moment pèse sur
vos épaules. La paix de l’Europe, l’avenir de l’Europe et l’existence de
centaines de milliers de gens dépendent en ce moment de nous, Messieurs. Nous
sommes aujourd’hui arbitres de la vie et de la mort. C’est pourquoi je vous
prie avec insistance de bien peser chacune de vos paroles, car l’Europe attend
dans une anxiété tendue ce que ses missionnaires mandatés décideront.
(Les Serbes occupent Lüleburgaz)
L’ambassadeur
d’Allemagne : Son Excellence l’Ambassadeur de France a parlé avec
cette franchise admirable qui fut toujours le propre des chevaleresques
nations. Ses paroles résonnent en une merveilleuse harmonie entre les murs
antiques de cette halle voûtée, le grand cimetière de notre ancienne gloire,
respecte ton père et ta mère, ambassadeur, ne lance pas de pierre vers le ciel,
elle te retombera sur le nez.
(Les Serbes occupent Catalpa)
L’ambassadeur
d’Italie : J’ignore s’il vous a déjà plu d’entendre le rossignol
triller et l’alouette grisoller. En ce moment c’est la paix de l’Europe qui est
cette alouette tirelirant, Messieurs, c’est notre partition à nous qu’elle
déchiffre, Messieurs. La question est, en effet, n’est-ce pas, dorénavant et
puisque selon quoi et toutefois toujours est-il que désormais (Les Serbes
occupent Constantinople) tout cela dépend de nous ici, que nous nous
accordions et nous concordions et nous accorconcordions
et nous acceptions que la guerre en tant que telle éclate dans les Balkans en
tant que tels. C’est sur ce point que nous devons prendre une décision,
Messieurs, s’il peut oui ou non être question de ce que nous agréions
l’éclatement de cette guerre - et que les Serbes franchissent la frontière.
(Les Serbes découpent la Turquie comme un millefeuille)
L’ambassadeur
de Russie : Agréer - ce mot recouvre tant de choses ! Est-ce
qu’un cœur aimant peut agréer une chose, alors que l’amour en suggère une
autre ? Peut-il être question d’agrément lorsque, si je puis m’exprimer
ainsi, un de ces petits sandjaks grivois lève la tête dans notre sein, il
éclate et exige une part du ciel ? Peut-on croire sans la foi et peut-on
manquer de manque sans manque ? Une épouse honnête peut-elle accepter des
lettres en poste restante ? Le message rédactionnel du Quotidien de
Pest, nous fait savoir que non.
(Les Serbes
occupent la Transylvanie et la Croatie, et ils nomment le Voïvode roi de
Bačka )
L’ambassadeur
d’Italie : Sandjak ! Quel mot ! Qu’est-ce que c’est ce
discours ? Qui parle ici de sandjak ?
L’ambassadeur
d’Autriche : Qui ? Eh bien, c’est moi ! Sacré nom d’un truc
en bois ! Moi aussi j’existe, et je suis bien ici, non mais !
L’ambassadeur
de France : Ras le bol de Sandjak ! Allons donc ! On vous
mettait au piquet si vous ne rameniez pas un sandjak tout frais chaque matin.
Qu’est-ce que vous voulez en faire, de ce sandjak ?
(Les Serbes occupent la Monarchie)
L’ambassadeur
d’Italie : Cessons de nous chamailler. La question est de savoir si
Son Excellence l’ambassadeur d’Autriche peut se justifier, et expliquer
pourquoi ce sandjak lui est nécessaire.
(Les Serbes s’occupent à occuper les frontières de
l’Allemagne)
L’ambassadeur
d’Autriche : S’il vous plaît, soyez gentils et donnez-moi ce sandjak.
J’en ai tellement envie. J’ai promis aux miens de le rapporter à la maison.
C’est à cause de ma femme, vous comprenez ? Les enfants m’accueillent chaque
soir en me demandant : Papa, tu as enfin apporté ce sandjak que tu nous
promets depuis si longtemps ?
(Les Serbes occupent l’Allemagne et fondent des
écoles serbes à Berlin)
L’ambassadeur
de France (magnanime) : Vous savez quoi ? Pour vous
prouver que vous avez affaire à des gentlemans, nous
vous l’offrons, ce sandjak. Musique, Tsigane ! On doit faire des
sacrifices pour l’équilibre européen. (Il colle un demi-sandjak au front de
l’ambassadeur d’Autriche.)
(Les Serbes
encerclent le palais de l’ambassade. Le roi serbe entre et porte un regard
circulaire)
Le roi
serbe : C’est quoi ce foutoir ? Qui c’est ceux-là ?
Qu’est-ce qu’ils foutent ici ? Un ramassis de cinglés ?
L’aide de
camp: Ce sont des fossiles de l’âge de pierre, Majesté. On les placera au
musée. (Tout le corps diplomatique est transporté au musée.)
L’ambassadeur
de France (depuis son bocal de formol) : Étant donné que
toute l’Europe attend, transie, notre décision, je vais donc proclamer les
conclusions du conseil. Nous avons décidé que 1. Désormais le sandjak peut
appartenir aux Serbes, 2. Désormais les Serbes appartiendront au sandjak,
3. Désormais chacun sera le forgeron de sa fortune, 4. Désormais les
corps tomberont verticalement vers le sol, et 5. Désormais le lundi ne
sera pas suivi du mercredi mais du mardi.
novembre 1912.
[1] Privigyé :
village de Slovaquie, à l’époque en Hongrie ; Rátót,
village de l’ouest de la Hongrie.