Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
ux
heures nocturnes je suis resté seul au neuvième étage de la rédaction où siège
le bureau technique b23 de la sous division d'ambiance ; à l'aide des
nouvelles machines d'animation actionnées par l'électricité, je me suis
installé dans la chaise d'ambiance et j'ai mis dans le cylindre le disque de
"Noël" – sur ce superbe instrument d'odeurs que la rédaction a mis à
notre disposition j'ai joué dans mes narines la symphonie d'odeurs de Tcharagoff.
L'ambiance s'est établie d'un
seul coup.
"Noël – il y a cinquante
ans, en mille neuf cent treize, à Budapest."
Ô vieux, très vieux
souvenirs !
Devant mes yeux de l'esprit le
visage de mon grand-père m'est apparu, lui aussi était écrivain comme peu s'en
souviennent aujourd'hui et, le même jour peut-être, il travaillait également à
la rédaction et se cassait la tête : quoi écrire ? Évidemment c'est
plus facile pour moi – et en général, c'est plus facile pour nous, journalistes
d'aujourd'hui. À court de sujet ? Nous n'avons qu'à jeter le disque sujet dans la machine ; convient-il
de l'écrire de façon animée ? Nous mettons en marche la machine d'ambiance
et d'odeurs et déjà les ambiances voulues apparaissent sur le film.
C'était très différent en mille
neuf cent treize, il y a cinquante ans. Les écrivains devaient toujours se
torturer la cervelle sur leur chaise de cuir inconfortable : comment
rendre plus coloré, plus plastique, le sujet si difficilement, si péniblement
imaginé.
Noël - il y a cinquante
ans !
Imaginons Budapest en ce
temps-là.
Des maisonnettes à trois ou
quatre étages s'aplatissent sous la lumière vacillante des antiques lampes à
arc. Le boulevard Liberté d'aujourd'hui – l'avenue Andrássy d'alors – s’étire
du début jusqu'au bout entre des maisons de ce type – mais jusqu'où ?
Jusqu'à
Imaginons sur des routes pavées
de pierres naturelles le cahotement des voitures – des taxis, comme on les
nommait d'après l'inventeur de ce véhicule, le comte Thurn
und Taxis[1]
– tirées péniblement par des chevaux vivants, des voitures chargées de femmes,
d'hommes et de paquets portés à leurs petits en cadeau de Noël… Les femmes,
selon la mode particulière de l'époque, arborent des chapeaux de six mètres et
des jupes collantes appelées tango ou tungo. Quant
aux hommes, c'est terrible et incroyable, mais ils sont tous pareils – ils se
trémoussent, mal à l'aise dans leurs tuyaux de flanelle noire sur les sièges
inconfortables des voitures. Où étaient en ce temps les brillantes tenues
masculines de soie et de velours qui soulignent les formes de nos corps ?
Les voitures, automobiles
actionnées à l'essence et les omnibus tintinnabulant sur des tiges de fer,
descendent vers le quai du Danube. Là où se tient aujourd'hui sous le Danube le
palais de la station mécanique d'éclairs, il y avait alors un sombre bâtiment
gothique solitaire… On l'appelait alors le Parlement dans le langage si
particulier des temps de jadis, mais en réalité, cela a été démontré par les
chercheurs, c'était pour une part une caserne militaire et par ailleurs une
académie de musique. Aujourd'hui c'est un petit musée qui se trouve à sa place,
dans sa cave les visiteurs peuvent admirer de vieilles armes démodées, des Mannlicher et des baïonnettes…
Ô souvenirs des temps révolus…
Dans les rues, même le jour sacré
de Noël, les exécutions se déroulaient en public. Des machines mues par la
force électrique servaient à cette fin ; le bourreau, appelé conducteur
(parce qu'il "conduisait" les usagers vers l'au-delà) est installé
devant, dans une petite cage vitrée, c'est lui qui lâche sa grinçante machine
sur le délinquant allongé entre deux tiges de fer… Cela a été magnifiquement
dépeint par le petit-fils du grand artiste, Gusztáv Benczúr dans son tableau historique "exécution
électrique en 1913"…
Souvenirs… souvenirs révolus…
Sur la place Ady où l'on peut
admirer aujourd'hui la statue équestre coulée en verre de Gyula Bátki, le grand esthète, une charmante petite auberge intime
éclairait chichement l'obscurité clairsemée des arcs électriques… C’était la
buvette New York, près du croisement du boulevard Erzsébet et de l'avenue
Rákóczi d'alors.
Le petit monde des écrivains et
des artistes de Budapest se rassemblait dans cette célèbre buvette la veille de
Noël. Ferenc Molnár, l'auteur du "Brigadier Ocskay",
arrive dans son automobile simple et pauvre mais propre – il suspend son
haut-de-forme Biedermeier au perroquet et, accompagné d’aphorismes
d'allégresse, il serre la main de Gusztáv Heinrich[2]
avec lequel ils louent en commun, dans une communauté bohême, une modeste
maisonnette sur l'Île Marguerite. Pour faire le troisième, Emil Szomory[3],
apôtre de la paix, s'assoit avec eux pour jouer au piccolo noir sans mise –
c’était le jeu de cartes favori de ces temps-là, pratiqué passionnément par les
jeunes. Se trouve également là Sándor Nádas, futur
rédacteur du Bulletin Philologique et futur académicien… Pour le moment un
jeune romantique enthousiaste. La plus jeune génération s'assoit à la galerie
et s'y amuse fort – l'un gratte sa guitare, l'autre s'entoure de roses jaune
pâle et il gribouille des fleurs chinoises au pinceau doré. Simon Kemény[4],
l'auteur de "L'épopée Nocturne", prend place en dolman bleu clair
dans un petit compartiment et de son baryton enthousiaste il enseigne à la
jeunesse l'art puritain de l'immersion dans la poésie : quelques apprentis
poètes débutants sont suspendus à ses lèvres. Pál Farkas, révolutionnaire flamboyant, se tient sur les
marches de la buvette et récite le poème de Carlyle intitulé "Troisième
chapitre, quatrième vers" face à la foule en liesse.
Mari Jászai[5],
notre grande tragédienne, est déjà parmi eux – membre depuis à peine quelques
années du même Théâtre National qui aujourd'hui la compte parmi ses tout
premiers piliers sous le nom de "Cinétophone
national". Elle est peut-être en train de chanter une romance de sa chaude
voix envoûtante…
Anciens temps révolus… ancienne
ville révolue…
Que notre âme glissant dans le
passé puisse poursuivre son chemin sur le boulevard József de jadis. Là où
aujourd'hui s'élève le colosse haut de six cents mètres, dédié au repos des
pilotes – avec, sur la terrasse supérieure, l'arrivée du flot incessant des
passagers aux ailes blanches et rouges – c'est là que se trouvait voilà
cinquante ans le bâtiment central le plus important, voire essentiel de
Budapest – point de rencontre et catalyseur de la direction de toute ambition
politique, commerciale et artistique : le Centre administratif.
Un palais simple mais fier,
conscient de sa grandeur. À son
fronton dans une lueur quasi symbolique on lisait toute son éclatante
importance et son orgueil. C'est ici qu'on administrait les dossiers
essentiels : toutes les affaires plus ou moins graves de la politique, du
gouvernement et de l'administration publique étaient gérées ici. C'est
là-dedans que le simple ouvrier qui avait quelque chose à requérir de l'État
plaçait sa confiance – c'est ici que s'engouffraient toutes les ambitions
artistiques – c'est là qu'on orientait les plaignants, c'est là qu'on traitait
les intérêts du pays, c'est là qu'on cherchait les remèdes aux maux de la
société. Aujourd'hui une simple plaque commémorative rappelle son
emplacement ; devant elle la statue de marbre du philosophe admiratif, Homme
Tanagra, levant deux doigts vers le ciel, mettant la bouche en cul-de-poule
dans son feu extatique pour proclamer le Verbe à l'attention de tous les temps
et de toutes les époques : "Cc'est ssplendiddde ! Cc'est magnifffique ! Cc'est bbbeau !"
Ancienne ville … anciennes mœurs…
Pendant que je feuillette les
pages jaunies des journaux, adossé au canapé ichtyoïde, je tombe sur une
feuille de chou datant de mille neuf cent treize… Je découvre avec surprise le
nom du signataire d'un article : mais c'est mon grand-père qui en était
l'auteur ! Et – quelle rencontre ! – il traite justement le même
sujet. Il expose que dans cinquante ans les gens comprendront leur époque de
travers, ils en écriront autant d'inepties que ses contemporains écrivaient sur
mille huit cent soixante-trois. Il ajoute qu’il a peur que son petit-fils ne
soit plus un aussi grand écrivain que ce qu'il pense être lui-même.
Anciens temps… anciens
grands-pères… pardonnons-leur…
Pesti Napló, 25 décembre 1913.
[1] Thurn und Taxis : famille allemande qui a dirigé un
important service postal en Europe dès le XVIe siècla.
[2] Gusztáv
Heinrich (1845-1922à. Historien de la littérature.
[3] Emil Szomory
(1874-1944) ; Sándor Nádas
(1883-1942). Écrivains,
journalistes.
[4] Simon Kemény
(1883-1945) . poète.
[5] Mari Jászai
(1850-1926). Comédienne..