Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
…t ceci se passait
dans la complétude des temps que le genre humain, après avoir maîtrisé la terre
ferme et vaincu les eaux, vit son pouvoir étendu au ciel aussi, au royaume de
l'air bleu.
Mais fallait-il vraiment lancer
un assaut exacerbé, un assaut sanglant contre la marâtre et obstinée nature qui
se défendait hargneusement contre les pionniers combattants de l'esprit humain.
- Je ne veux pas, je ne veux
pas. Je t'ai créé lourd et disgracieux pour que tu restes en bas dans la
poussière de la terre et ne viennes pas troubler l'empire immaculé des eaux et
des nuées, exempt d'objets mesquins, de l'âpre lutte pour la vie. Je ne t'ai
jamais aimé car depuis que je t'ai créé tu n'as cessé de lutter et de te battre
contre moi. Tu n'as toujours été qu'un bâtard pour moi. J'ai soulevé contre toi
des inondations, des tempêtes, des incendies afin de te balayer de la surface
du globe ; mais tu as lancé des barques sur les flots, tu t'es agrippé aux
ailes de la tempête et tu as sournoisement mis le feu sous ton joug. Mon siège
terrifiant, le zigzagant éclair qui envoie dans son trou le fier lion en
gémissant, tu me l'as malicieusement arraché de la main et tu l'as piétiné sous
tes semelles afin de tenir tête aux vents furieux, toi que j'ai modelé lourd,
rampant pour que tu sois incapable de rattraper le lièvre s'il lui arrive de
courir pour échapper à ta gourmandise vorace. Malgré moi tu as pris possession
de
Le 5 juin 1783. Dans un canton du
Vivarais, dans la cour du couvent des Cordeliers, quatre pieux étaient piqués
dans le sol : à ces quatre pieux, de longues élingues retenaient un énorme
sac bizarre rapiécé de toutes parts, un sac en papier, avec en dessous une
motte de paille humide. Un montage de deux frères portant le nom de
Montgolfier, propriétaires d'une petite papeterie à Annonay : ils ont
convié des gens pour assister à une expérience ; néanmoins ils n'avaient
pas osé en annoncer l'objet de peur qu'on les prenne pour des fous et qu'on ne
vienne pas.
Quand tout le monde fut réuni,
les frères Montgolfier mirent le feu à la paille. La fumée et l’air chaud
gonflèrent bientôt le sac de papier qui se mit à osciller et s’incliner au-dessus des pieux.
Alors ils coupèrent d’un coup toutes les élingues – et le premier aérostat
s’éleva en l’air dans un léger frémissement, droit comme une flèche, laissant
bouche bée la foule des badauds.
Étienne de Montgolfier réitéra
l’expérience à Paris devant le roi Louis XVI ; cette fois un mouton et une
oie furent envoyés en l’air dans une cage attachée au ballon, et ces deux
premiers aéronautes redescendirent à terre sains et saufs.
Le premier homme ayant quitté le
cap de la terre pour monter dans les airs fut le physicien Pilastre de Rosiers.
Après sa troisième ascension[1]
le ballon éclata et rejeta son passager d’une altitude de huit cents mètres. Il
fut ainsi le premier martyr de la guerre menée contre la nature.
Une simple énumération des
victimes suivantes remplirait un volume. Dans chaque catastrophe aérienne
réside une tragédie terrifiante. C’est la souffrance du Prométhée repoussé, de
l’Icare frappé, qui saisit de nouveau notre cœur, et d’ailleurs dans la plupart
des catastrophes on retrouve des éléments mystiques, majestueux.
Le 8 mai 1824 c’est Harris, un
jeune officier anglais qui monta dans les airs avec sa jeune fiancée pour lui
faire connaître l’ivresse du vol. C’était le mois de mai, le temps était
superbe, l’excursion réussit magnifiquement. Lorsque Harris voulut descendre et
tira la vanne de la sphère, il y eut dysfonctionnement, le ballon se fendit et
se mit à tomber à une allure vertigineuse. En un instant Harris comprit qu’à
cette allure la nacelle s’écraserait sur terre et ils périraient tous les deux.
Seul un sacrifice héroïque était en mesure de sauver l’un des deux. Il n’a pas
hésité, il étreignit sa fiancée, il l’embrassa et se jeta dans le vide. Le
ballon, délesté, ralentit sa chute. La fiancée de Harris fut sauvée.
C’est ainsi que l’esprit morne de
l’air du ciel traite ceux que la curiosité fait pénétrer dans son royaume ;
voyons comment il tolère ceux qui s’opposent à la force de la gravitation sous
l’égide de la science et du progrès.
Gaston
Tissandier, Sivel, Crocé-Spinelli[2], tous
les trois d’authentiques savants passionnés, s’élevèrent sur leur aérostat
nommé Zénith au-dessus des hauteurs célestes le 15 avril 1875. Ils étaient
équipés d’une armée d’instruments. Ils avaient même emporté des outres
d’oxygène en prévision de la raréfaction de l’air.
Ils décollèrent à Paris
d’excellente humeur à onze heures trente minutes du matin. Ils furent retrouvés
au sol près de Ciron[3],
à deux cent cinquante kilomètres de là par des paysans à quatre heures de
l’après-midi. Le ballon flottait encore, la nacelle n’avait pas souffert :
au fond de la nacelle, Sivel et Crocé-Spinelli
gisaient sans vie et Gaston Tissandier était à demi asphyxié.
Revenu un peu à lui, Tissandier a
pu rendre compte de la terrible catastrophe, de mémoire et à l’aide des notes
improvisées que, dans les couches supérieures de l’atmosphère les savants
agonisants avaient encore eu la force d’écrire.
Jusqu’à l’altitude de sept mille
mètres ils avaient pu systématiquement procéder à toutes les
observations ; à partir de là ils étaient tombés victimes d’une ivresse
aussi psychique que physique. Du sang suintait de leur bouche, sous leurs
ongles, par ailleurs ils frissonnaient dans l’éclatant soleil d’été. Ils
parvinrent jusqu’à une altitude de sept mille quatre cent cinquante mètres et
là ils perdirent tous trois connaissance. Le ballon se mit à descendre, ils le
sentirent, avec leurs dernières forces ils se délestèrent de toutes les charges
inutiles pour continuer à monter. Le ballon remonta, ils perdirent de nouveau
connaissance.
Que s’est-il passé ensuite ?
Jusqu’à quelle altitude le Zénith a-t-il pu monter ses passagers héroïques et
obstinés au-delà de la mort ? On ne peut l’estimer qu’approximativement. À
trois heures trente minutes Tissandier, qui avait probablement un organisme
plus résistant que ses amis, s’éveillant de la torpeur se trouva dans la
nacelle à sept mille mètres d’altitude entre deux cadavres défigurés, noirci
par l’asphyxie. Quelques minutes plus tard le Zénith termina sa chute dans les cieux de Ciron. Jetant le vivant et
les morts les uns sur les autres, en tas.
Le cas le plus tragique, mais
peut-être aussi le plus majestueux est la mort de Otto Lilienthal. Ce fut le premier homme qui ait vraiment volé. À
partir d’une théorie géniale d’importance majeure il avait construit un montage
infiniment simple et avec celui-ci il fit environ deux mille expériences :
il monta à cent mètres d’altitude ou fit des déplacements plus ou moins grands.
À un pas de sa victoire définitive, une fois qu’il eut décidé d’adjoindre à ses
ailes une force motrice, il est tombé de cent mètres d’altitude en 1896 lors
d’une expérience préparatoire et il s’est écrasé.
Mais la théorie excellemment
étayée du savant insuffla un élan aux questions de l’aviation : il ne
paraissait plus impossible désormais qu’une construction "plus lourde que
l’air" fut réalisée, ceci n’avait plus rien d’une fiction.
Il est curieux d’observer par
ailleurs que, tandis que la dangereuse problématique de l’avion, malgré une
récente et assez vigoureuse entrée en scène du sujet, n’avait jusque-là guère
fait d’autre victime que Lilienthal et un ou deux autres, le développement du
ballon dirigeable attirera toute une série de martyrs.
Le destin du Brésilien, Auguste Sévéro, qui a fait ses expériences avec son ballon
dirigeable en 1902, est encore très vivement présent dans notre mémoire. Un
matin, en présence d’un public très nombreux parmi lequel son épouse, il
décolla en compagnie de son mécanicien Georges Saché.
Quelques minutes plus tard les gens aperçurent avec effarement que le
gouvernail ne fonctionnait pas. Peu après des flammes sifflantes jaillirent
brusquement du ballon, on entendit une terrible détonation, et l’appareil
retomba d’une altitude d’environ cinq cents mètres au milieu de l’avenue de la
mairie dans un épouvantable amas de feu. On dut ramasser les morceaux des corps
de Sévéro et de Saché.
Nous avons également tous devant
les yeux la destruction du déplorable Patria,
l’épouvantable accident du ballon captif de Neuilly. C’est la catastrophe du
premier, puis du deuxième ballon de Zeppelin qui closent la série noire des
ballons "dirigeables". On peut également compter au rang des victimes
de la navigation aérienne Andrée[4]
qui était parti à la recherche du Pôle Nord en ballon. Son corps a été retrouvé
il y a quelques semaines.
La nature se débat dans une lutte
obstinée, acharnée, contre les pionniers de l’esprit. Mais elle ne tiendra pas
longtemps. La guerre que les deux frères Montgolfier ont déclaré pour la
conquête de l’air en 1783 dans la cour du couvent des Cordeliers, s’achève pour
la plus grande gloire de deux autres frères dans lesquels leurs âmes se sont
transplantées en ce moment même à Paris, au champ d’Avours.
Peu de nos contemporains réalisent quels instants grandioses nous vivons
maintenant en 1908 quand Wilbur Wright, un des frères
Wright que les Parisiens qui l’ont vu voler appellent "le saint
homme" : à quarante mètres d’altitude il a sillonné l’air durant une
heure et demie, décrivant des lignes régulières, avec une exactitude
géométrique.
Budapesti Napló, 28 novembre 1908
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