Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
ÉCOLE DES TRAMS
Oui, Pisti.
Oui,
Pisti, si le tram est jaune c’est parce qu’il a été
peint en jaune. C’est avec de la peinture jaune qu’on l’a peint en jaune.
Pourquoi ça existe, de la peinture jaune ? La peinture jaune est fabriquée
avec de la couleur jaune, Pisti. Le jaune, on ne le
fabrique pas, Pisti.
Le
tram ? Le tram n’est pas fabriqué, Pisti. Le
tram, il voit simplement le jour, Pisti. Où ça ?
Là-bas, au bout de l’avenue Csömöri, c’est là qu’il y
a l’école des trams. C’est là qu’on fait l’éducation des petits trams. Les
petits trams sont encore tout petits, d’un joli jaune clair, et leurs petits
yeux sur le devant sont encore fermés. Ils tintinnabulent d’une petite voix
aiguë, comme ça : dingdilingdingding.
À
leurs débuts ils ne roulent pas sur les rails, parce qu’il n’existe pas de
rails assez petits pour eux, ils tournicotent seulement autour de leur maman,
le grand tram.
Pourquoi
leur maman, tu demandes, Pisti ? Mais bien sûr,
ils ont un papa aussi. Les papas trams ont, eux, une perche en forme de cloche
en haut, c’est à cela qu’on les reconnaît.
Bien
sûr, Pisti, la maman tram donne la tétée aux petits
trams. C’est du courant électrique qu’ils tètent. Ils se blottissent contre la
maman tram, ils se branchent dans le petit connecteur et sucent du courant.
Pouah,
Pisti, quelle question ! À ces moments-là on conduit le petit tram à l’écart au pied du mur, le petit
tram lève gentiment une de ses roues…
Ah
oui, à l’école. Bien sûr, Pisti, à l’école les petits
trams sont assis dans leurs rails les roues croisées
et ils écoutent le vieux maître d’école.
Ce
qu’ils y apprennent ? Tout ce qu’un tram doit savoir. Au cours primaire
ils apprennent à savoir bien grincer. Ils apprennent à râper. Ils apprennent à
laver par terre. Ils apprennent à cahoter. À se secouer avant l’arrêt. À faire
frissonner les âmes. Pour apprendre cela aux petits trams, on entasse dedans
toutes sortes de choses dégoûtantes que le petit tram devra vomir.
Au
cours élémentaire on leur apprend à écraser. Ils apprennent comment il faut
s’approcher de la victime sans faire de bruit, lui sauter dessus, l’enfoncer
sous les roues. Ils apprennent à surgir des petites rues latérales sans que les
gens s’en aperçoivent. Ils apprennent à aplatir les têtes. Ils apprennent
comment le tram peut affronter un fiacre, une charrette. Mais ceci fait déjà
partie de la formation militaire.
Plus
tard le petit tram devra passer un examen de remplissage. Il apprend combien de
personnes il peut encore laisser monter une fois que le panneau complet est affiché. Comment on peut
écraser les cors aux pieds. Comment on s’arrête en rails-campagne. Cela aussi
est matière de formation militaire : on enseigne au petit tram comment
résister, ne pas bouger, même si on le pousse.
Oui,
Pisti, l’amour existe entre les trams. Le tram
adolescent se blottira un jour en rougissant contre le tram adolescente, qui
baissera pudiquement ses lumières.
- Mademoiselle,
lui chuchotera-t-il, Mademoiselle, enlevez votre prise de dessous !
Mais
oui, Pisti.
Borsszem Jankó,
le 28 mai 1911.[1]
Article
suivant paru dans Borsszem Jankó