Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
- De notre
correspondant à Berlin –
’intellectualisme
allemand abstrait et rigoureux a semble-t-il une fois pour toutes réglé à peu
près comme ceci le problème passionnant que la tendance des arts exprime de nos
jours, en partie par curiosité : "peut-on considérer l’industrie
cinématographique comme un art, comme une nouvelle possibilité vers un nouvel art,
un artiste peut-il écrire un scénario de film avec une sérieuse ambition
artistique, et des artistes peuvent-ils jouer devant une caméra ?!"
Paris a balayé cette question avec légèreté : chez eux l’art de la comédie
n’est plus incompatible avec l’écran et les directeurs ne se fâchent plus. En
tout cas Paris expérimente tout vivement et attend ensuite ce que ça donnera.
Les Allemands en revanche tournent orgueilleusement le dos au bourdonnement de
la machine : un écrivain allemand sérieux n’aurait pas l’idée de suivre
l’exemple de Lavedan[1],
il est interdit à des comédiens professionnels de faire des affaires avec des
entreprises cinématographiques, le débat ici est considéré comme clos. Si nous
admettons que l’image animée est contrainte d’exprimer tout idéal dramatique
avec une mimique primitive, à une époque où le drame a depuis longtemps tourné
le dos au romantisme et il cherche à exprimer les impressions plutôt en mots et
nuances verbales qu’en gestes – bref, si nous pensons aux tendances dramatiques
modernes, nous devons donner raison aux Allemands, au moins pour l’instant,
jusqu’à ce qu’Edison invente le phonographe qui accompagnera une image animée
comme le langage vivant accompagne les gestes de l’homme vivant.
Pour le moment nous devons leur
donner raison – mais nous devons également donner raison à l’expansion allègre
et vaillante de l’industrie cinématographique pour avoir, dans l’espoir d’un
meilleur avenir, poussé avec désinvolture l’art aristocratique au rang de la
plèbe. Le plébéien aux joues roses, le paysan des arts, amasse un capital,
s’instruit et se cultive, un jour ses mérites seront récompensés d’une baronnie
et il deviendra lui aussi aristocrate. Alors dans la rubrique des brèves on
écrira des critiques sur les nouveaux films et Wedekind ne flattera plus ceux
de la revue allemande distinguée entre les murs frais du "Kammerspiele[2]"
mais, reconnaissant qu’une vraie mer et une vraie forêt créent une illusion
tout de même plus authentique que le plus parfait décor de Reinhardt[3]
– et que jouer un rôle une seule fois est un défi artistique plus véritable que
cent fois de suite – il fera sortir sa troupe au soleil et les artistes seront
heureux parce que leur jeu sera immortalisé sur pellicule, autant que la
création de l’écrivain sur le papier.
Pour le moment ce n’est pas le
cas. Celui qui lit les journaux berlinois à l’étranger va s’imaginer que Berlin
ignore la photographie animée. Non seulement on n’en publie aucun compte rendu
dans les rubriques qui s’étendent longuement sur les questions artistiques,
mais on rechigne même d’en communiquer les annonces. L’étranger sera amené à
s’imaginer que le cinéma berlinois s’est quasiment abaissé au niveau des stands
du Luna Park, traité au même rang que les carrousels, les théâtres de
marionnettes ou les musées de cire. L’étranger s’étonne donc, en ce mois où les
théâtres de renom sont fermés, et dans son ennui il décide d’aller visiter un
amusant "Lichtspieltheater"[4].
Vous serez conduit dans une loge à l’étage par un préposé en livrée, une loge
dont vous n’avez jamais contemplé de plus riche, plus élégante, ni plus
aristocratique au théâtre royal le plus exclusif. Un local ample et solennel,
des draperies vert pâle, un lustre immense – plus belle que n’importe quelle
salle de théâtre. Et le drap de l’écran ! Il est tendu devant une scène à
larges rideaux, au-dessus d’un magnifique orchestre et notre imagination
assoiffée de culture pense jalousement : quelles splendides représentations
de théâtre de chambre on pourrait monter sur une telle scène si on avait
recours à toutes ces trois dimensions. Mais l’ouverture digne des
représentations théâtrales les plus aristocratiques finit par faire silence, le
rideau se lève dans une muette solennité – puis tout le reste n’est plus
qu’ennui, propos oiseux, distraction populaire, primitive négation de l’art.
L’empereur d’Allemagne à cheval, l’empereur d’Allemagne à pied, l’empereur
d’Allemagne à quatre pattes, Maxi cherche une puce et il renverse une étagère
(musique : "Feuerzauber"[5]
de Wagner dans une excellente interprétation), Le Prince[6]
se fait écraser par une automobile et il écrase sa belle-mère (musique :
Schumann, op. 2), Linder[7]
se moque des policiers et grimpe sur le couvercle d’une fosse (musique :
Berlioz, "Pensée fugitive"), puis de nouveau l’empereur d’Allemagne
en civil, l’empereur d’Allemagne en uniforme, l’empereur d’Allemagne par terre,
l’empereur d’Allemagne sur le toit de la maison, l’empereur d’Allemagne dans la
cheminée, l’empereur d’Allemagne en entier et en morceaux – le nez de
l’empereur d’Allemagne car il est venu tellement près de la machine qu’on n’en
voit que le nez.
Ici à Berlin ce genre
"d’art" qui chez nous, par son caractère, s’abrite dans des stands ou
sous des chapiteaux, avec ou sans crieur, réside dans des palais plus cossus
que l’art vrai. Les avaleurs de filasse et les avaleurs de feu que nous avons
vus récemment au Bois du Peuple en débardeur, nous les revoyons ici sur une
scène illuminée. Ils ne savent toujours pas faire plus qu’alors, mais le cadre
est somptueux. Cela signifie de l’argent, une richesse paysanne, flagornerie
envers la foule ignorante, cela permet de servir sur un plateau d’or avec des couverts
en argent, de la polenta et des patates au paysan vite enrichi qui peut
désormais s’offrir le plateau en or et l’argenterie, mais qui préfère tout de
même la polenta au homard truffé et au parfait au café.
Il est difficile d’imaginer un
local plus grandiose que "Wintergarten"[8].
Ce n’est plus un pavillon mais un stade couvert – il y a de la place pour trois
mille personnes ; dans sa toiture deux mille sources lumineuses
électriques reproduisent le ciel étoilé sous une coupole bleu foncé, des balcons,
des loges, tout est plein d’ors, de brillant, somptueux, une véritable ivresse
pour les yeux. Et les spectacles ? Tout ce que nous pouvons voir chez nous
aux Variétés, aux Folies ou au Royal. Des acrobates, des avaleurs de filasse,
des danseurs de corde. Mais quelle scène !
Puis il y a ici le Musée de cire
du Passage, le plus grand de Berlin. Les figures de cire sont exécrables, plus
mal faites et plus stupides que n’importe quelle poupée dans les stands du Bois
de la Ville, autant "d’instituts anatomiques" écœurants et des
meurtres épouvantables. Mais après avoir traversé ces âpres couloirs de cire,
nous parvenons dans des buffets richement garnis et dans un jardin d’hiver où
des élégantes font la sieste. L’Ikla consacre une
salle spéciale à une exposition temporaire des "monstruosités". Quel
magnifique théâtre une fois de plus, une salle superbe où il y a tout :
des fauteuils, une scène splendide, un lustre et tout ce que vous voulez –
j’aimerais bien que toutes nos scènes dramatiques possèdent des équipements de
ce niveau !
À ce moment-là devant les feux de
la rampe surgit l’annonceur et dans sa voix nous reconnaissons une fois de plus
notre homme du Bois de
Arrive là-dessus le numéro de
l’homme sans mains – un malheureux, pitoyable infirme affichant chagrin et
intelligence. Il mange et écrit et fume une cigarette avec ses pieds sans
jamais s’arrêter de parler – le public aurait tendance à lui reprocher de parler avec les lèvres et pas avec les pieds.
Parce que lui, il est censé savoir faire plus avec les pieds que les gens
ordinaires avec leurs mains. Tiens ! Il sort un violon, s’assoit, prend
l’archet avec un pied pendant qu’il pose l’autre sur les cordes – et
douloureusement, à déchirer l’âme, retentit un doux air de "Cavalleria Rusticana"
coulant comme de source. « Oh, Lolla, ta peau
est blanche comme un lis » - le sanglot amoureux de Turido
remplit la salle avant de mourir dans la souffrance. Le public applaudit à tout
rompre – il s’est fait piéger. Le public est prêt à accepter même l’art
musical, à condition qu’il soit joué avec les pieds. Il irait peut-être même
voir Ibsen s’il s’avérait qu’il avait pensé avec les coudes.
Az Újság,
29 juin 1912.
[1] Henri Lavedan (1859-1940).
Écrivain, auteur dramatique. En 1908, sa pièce "L’assassinat du Duc de
Guise" a été portée à l’écran.
[2] Théâtre
[3] Max Reinhardt (1873-1943).
Décorateur de théâtre, adepte de l’expressionnisme.
[4] "Entreprise de production
et présentation de films"
[5] "Miracle du
feu" ; Acte 3 de "Walkyrie".
[6] Louis Le Prince (1841-1890).
Considéré comme un des inventeurs du cinéma (avant les frères Lumière)
[7] Max Linder (1883-1925).
Réalisateur et acteur français.
[8] Jardin d’hiver.