Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
- De notre
correspondant à Berlin -
J’imagine un avion s’approchant de
Berlin : sous son ventre ondule une dense forêt de sapins ; tout à
coup cette mer vire au gris sale, des volutes de vapeur et de fumée partout.
C’est une mer d’immeubles. Imaginez une superficie deux fois plus grande que le
Balaton, un énorme lac gris avec ses vagues pétrifiées – les rives de ce lac
sont bordées de collines ondulantes et fleuries et des canaux tels des serpents
se déversent à travers leurs sillons. La notion de "Grand-Berlin" ne
représente pas seulement plusieurs villes – c’est toute une ville de maisons,
un complot de villes. On dirait que tout un tas de villes ont essayé de se
répandre, jusqu’à se fondre – ces éruptions grises sur le corps vert de la
nature qui respire prennent des formes menaçantes – oh, la nature est malade et
son corps est atteint de Civilisation, cette pestilence incurable de notre
pauvre Terre, provoquée par une infection due à une bactérie nommée Homme,
pullule sous forme de tumeurs grisâtres. Elles bourgeonnent en sa plus grande
densité dans cette longue griffure nommée Friedrichstrasse :
c’est ici que la tumeur est le plus enflammée, du vert et du bleu nulle part –
une foison de lumière, des couleurs égrotantes, bariolées, de la
phosphorescence. C’est ici que ces sales petites bêtes ont le plus prospéré, et
c’est ici que tout ce qui est nature a été oublié – on nous l’a dit et nous le
voyons de nos propres yeux : oubliée, supprimée jusqu’à la dernière graine
nécessaire à une renaissance. Les nouvelles statistiques berlinoises
brandissent la menace de la dénatalité – pendant que la littérature et la
conscience collective parlent de mœurs Hellènes et d’amour grec.
Mais là où la gangrène n’a pas
encore pris, les germes de la maladie sont pour ainsi dire sains encore (il
n’est pas douteux, n’est-ce pas, que le bacille du choléra n’est pas atteint du
choléra, sinon il se détruirait également) : l’inflammation se répand, la Ville
se répand. Les forêts qui ceinturaient Berlin, ont disparu comme par magie – du
jour au lendemain des maisons se sont infiltré sous les feuillages et la vague
de maisons a recouvert la forêt de son raz de marée pollué. Friedenau
et Schöneberg – des forêts resplendissantes il y a
quelques décennies encore – sont aujourd’hui des ruches de la petite
bourgeoisie berlinoise, une culture humaine florissante, apte à assurer
l’avenir de la gigantesque métropole. Elles sont sorties de terre avec autant
de force que la forêt jadis – ce sont les villes les plus récentes et les plus
abouties sur la surface de notre globe. Pourtant dans leurs parcs prospèrent
encore de vieux arbres centenaires – ils n’ont pas été produits par la ville
mais ils sont des vestiges oubliés de la forêt : en se construisant la
ville a récupéré tout fait ce qui appartient à une arboriculture urbaine. Par
endroits, dans des carrefours de brillantes et richissimes avenues, sur de
petites placettes, un chêne géant au tronc de colosse s’étonne de sa solitude –
quelques années plus tôt il se trouvait encore au beau milieu d’une forêt,
entouré de camarades, alors que maintenant il regarde gauchement autour de lui,
ébahi : tiens, quels drôles de petits arbres droits et carrés, la terre a
fait pousser autour de moi – ils n’ont ni frondaison ni cime, ils n’ont que des
toits qui se touchent.
Et ces innombrables maisons
neuves semblent vraiment conserver la parenté avec les végétaux sur les ruines
desquels elles ont été construites – semblent avoir puisé la force de la Terre
avec des racines : à l’instar des arbres elles fleurissent tous les
printemps. Des fleurs tout au long des balcons – des plantes grimpent aux
étages, les envahissent en gracieuses arabesques. Que de fleurs et que de
verdure parmi ces pierres ! Et toutes ces jeunes maisons fraîches – comme
elles sont encore pimpantes et roses, certaines semble suer encore la résine –
oh, ces maisons neuves, fringantes, et ces fleurs naïves et ces rues jeunettes
encore imberbes ! Est-il possible que ce soit cela, Berlin la pécheresse
dépravée que l’imagination a revêtue d’instincts malfaisants et cupides ?
Le Berlin de la vie familiale avilie et nauséabonde, demi-monde se complaisant
dans des crimes abjects, le cynique artificieux des idées ? Mais qui donc
habite ici ?
La rue nous procure la réponse.
Comme si nous étions dans la colonie de vacances d’un orphelinat : le
porche des immeubles, le jardiner devant les maisons et même la chaussée sont
envahis d’enfants. D’enfants de trois à dix ans. Je n’ai jamais vu autant
d’enfants. Ils batifolent au milieu de la rue, ils font du patin à roulettes,
ils crient à tue-tête – cette rue leur appartient.
Friedenau
est le berceau et la chambre d’enfants de Berlin – Berlin se baignant dans la
volupté, la cocotte au grand chapeau, a donné en nourrice ici, dans ce
faubourg, son petit bâtard, le Berlin de l’avenir, et maintenant elle poursuit
tranquillement la danse avec ses amants. Que des enfants, des jeunes mariés et
des petits-bourgeois, voilà l’explication de toutes ces fleurs et ces verdures
aux balcons ; derrière ces frondaisons des lèvres pures et fécondes se
touchent dans une confiance naïve. Ici habitent les gens pieux et solennels,
les braves gens, les dévots imbéciles et les imbéciles dévots, qui croient
encore en l’origine divine de la Famille-idole seule salutaire ; l’avenir
se construit sur leur foi et leur confiance, ils croient encore en cet instinct
que l’intellectuel dépravé, éveillé à la conscience, traite d’un sourire
ironique, ils croient que nous n’existons pas uniquement pour nous-même et
qu’il convient de tenir la tête droite pour ceux qui viendront après nous dans
le temps et dans l’espace. Des petits-bourgeois, des petits employés de bureau,
des petits revenus, qui déjeunent dans de modestes auberges d’une bière et
d’une assiette froide, suivis d’un gâteau qui ne coûte qu’un sou, ou plutôt dix
pfennigs – tout ce lotissement est à eux, a été pensé pour eux, pour ces bonnes
gens diligents et assidus. Le quartier
et pleins d’épiceries tous commerces et de saucisses au mètre – avec dix
pfennigs on peut tout acheter dans cette Friedenau
épanouie où j’avais moi aussi un merveilleux logement fleuri avec un escalier
en bois, des rideaux jaunes – j’avais aussi un balcon, sauf qu’il ne donnait
pas sur la rue mais sur la cuisine. Un balcon s’ouvre depuis la salle de bains
aussi. Le logement est éclairé au gaz, mais uniquement si je mets dix pfennigs
dans le compteur à gaz – alors j’ai du gaz pour dix pfennigs, ensuite il
s’éteint si je ne mets pas une nouvelle pièce – la société gazière ne fait pas
crédit de dix pfennigs à Friedenau : elle ne
permet pas ici la débauche dans un endettement aussi dangereux. L’espérance et
la fierté de Berlin, la petite bourgeoisie, la pépinière d’enfants. À Friedenau on
ne connaît pas les nourrices, les mères poussent les landaus elles-mêmes au
magnifique Stadtpark, paradis de l’enfance, où la
Prusse de demain, les soldats et les commerçants et les entrepreneurs de
demain, des petits alevins allemands soignés et protégés de ce riche pays,
grimpent à quatre pattes sur une éclatante et large pelouse.
Le modeste Hongrois mélancolique
s’arrête sur le pont de pierre du Stadtpark et
s’immerge dans ses sombres pensées. Un brouhaha, des cris de guerre, une
allégresse martiale lui parviennent depuis l’aire de jeux vert clair :
l’air est presque lacté, tout bourgeonne quasiment de fécondité. Voici son
message : Chère Hongrie, très cher Budapest, mes chers compatriotes !
Ici tout va pour le mieux, les petits-bourgeois de Berlin prospèrent et forcissent.
L’Allemagne veille sur eux, les soigne, les cultive – il y aura quand il le
faudra suffisamment de braves et vaillants soldats prussiens costauds, ne vous
inquiétez pas. Tout va bien, mes chers compatriotes, Berlin va bien, il
prospère, dormez tranquilles.
Az Újság,
11 août 1912.