Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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grande ville, petites gens

 

- De notre correspondant à Berlin -

Berlin-Friedenau, Août

J’imagine un avion s’approchant de Berlin : sous son ventre ondule une dense forêt de sapins ; tout à coup cette mer vire au gris sale, des volutes de vapeur et de fumée partout. C’est une mer d’immeubles. Imaginez une superficie deux fois plus grande que le Balaton, un énorme lac gris avec ses vagues pétrifiées – les rives de ce lac sont bordées de collines ondulantes et fleuries et des canaux tels des serpents se déversent à travers leurs sillons. La notion de "Grand-Berlin" ne représente pas seulement plusieurs villes – c’est toute une ville de maisons, un complot de villes. On dirait que tout un tas de villes ont essayé de se répandre, jusqu’à se fondre – ces éruptions grises sur le corps vert de la nature qui respire prennent des formes menaçantes – oh, la nature est malade et son corps est atteint de Civilisation, cette pestilence incurable de notre pauvre Terre, provoquée par une infection due à une bactérie nommée Homme, pullule sous forme de tumeurs grisâtres. Elles bourgeonnent en sa plus grande densité dans cette longue griffure nommée Friedrichstrasse : c’est ici que la tumeur est le plus enflammée, du vert et du bleu nulle part – une foison de lumière, des couleurs égrotantes, bariolées, de la phosphorescence. C’est ici que ces sales petites bêtes ont le plus prospéré, et c’est ici que tout ce qui est nature a été oublié – on nous l’a dit et nous le voyons de nos propres yeux : oubliée, supprimée jusqu’à la dernière graine nécessaire à une renaissance. Les nouvelles statistiques berlinoises brandissent la menace de la dénatalité – pendant que la littérature et la conscience collective parlent de mœurs Hellènes et d’amour grec. La Civilisation, cet ulcère malin, finira bien par se phagocyter elle-même, prétendent les moralistes pour se consoler, et elle disparaîtrait du sein de la nature.

Mais là où la gangrène n’a pas encore pris, les germes de la maladie sont pour ainsi dire sains encore (il n’est pas douteux, n’est-ce pas, que le bacille du choléra n’est pas atteint du choléra, sinon il se détruirait également) : l’inflammation se répand, la Ville se répand. Les forêts qui ceinturaient Berlin, ont disparu comme par magie – du jour au lendemain des maisons se sont infiltré sous les feuillages et la vague de maisons a recouvert la forêt de son raz de marée pollué. Friedenau et Schöneberg – des forêts resplendissantes il y a quelques décennies encore – sont aujourd’hui des ruches de la petite bourgeoisie berlinoise, une culture humaine florissante, apte à assurer l’avenir de la gigantesque métropole. Elles sont sorties de terre avec autant de force que la forêt jadis – ce sont les villes les plus récentes et les plus abouties sur la surface de notre globe. Pourtant dans leurs parcs prospèrent encore de vieux arbres centenaires – ils n’ont pas été produits par la ville mais ils sont des vestiges oubliés de la forêt : en se construisant la ville a récupéré tout fait ce qui appartient à une arboriculture urbaine. Par endroits, dans des carrefours de brillantes et richissimes avenues, sur de petites placettes, un chêne géant au tronc de colosse s’étonne de sa solitude – quelques années plus tôt il se trouvait encore au beau milieu d’une forêt, entouré de camarades, alors que maintenant il regarde gauchement autour de lui, ébahi : tiens, quels drôles de petits arbres droits et carrés, la terre a fait pousser autour de moi – ils n’ont ni frondaison ni cime, ils n’ont que des toits qui se touchent.

Et ces innombrables maisons neuves semblent vraiment conserver la parenté avec les végétaux sur les ruines desquels elles ont été construites – semblent avoir puisé la force de la Terre avec des racines : à l’instar des arbres elles fleurissent tous les printemps. Des fleurs tout au long des balcons – des plantes grimpent aux étages, les envahissent en gracieuses arabesques. Que de fleurs et que de verdure parmi ces pierres ! Et toutes ces jeunes maisons fraîches – comme elles sont encore pimpantes et roses, certaines semble suer encore la résine – oh, ces maisons neuves, fringantes, et ces fleurs naïves et ces rues jeunettes encore imberbes ! Est-il possible que ce soit cela, Berlin la pécheresse dépravée que l’imagination a revêtue d’instincts malfaisants et cupides ? Le Berlin de la vie familiale avilie et nauséabonde, demi-monde se complaisant dans des crimes abjects, le cynique artificieux des idées ? Mais qui donc habite ici ?

La rue nous procure la réponse. Comme si nous étions dans la colonie de vacances d’un orphelinat : le porche des immeubles, le jardiner devant les maisons et même la chaussée sont envahis d’enfants. D’enfants de trois à dix ans. Je n’ai jamais vu autant d’enfants. Ils batifolent au milieu de la rue, ils font du patin à roulettes, ils crient à tue-tête – cette rue leur appartient.

Friedenau est le berceau et la chambre d’enfants de Berlin – Berlin se baignant dans la volupté, la cocotte au grand chapeau, a donné en nourrice ici, dans ce faubourg, son petit bâtard, le Berlin de l’avenir, et maintenant elle poursuit tranquillement la danse avec ses amants. Que des enfants, des jeunes mariés et des petits-bourgeois, voilà l’explication de toutes ces fleurs et ces verdures aux balcons ; derrière ces frondaisons des lèvres pures et fécondes se touchent dans une confiance naïve. Ici habitent les gens pieux et solennels, les braves gens, les dévots imbéciles et les imbéciles dévots, qui croient encore en l’origine divine de la Famille-idole seule salutaire ; l’avenir se construit sur leur foi et leur confiance, ils croient encore en cet instinct que l’intellectuel dépravé, éveillé à la conscience, traite d’un sourire ironique, ils croient que nous n’existons pas uniquement pour nous-même et qu’il convient de tenir la tête droite pour ceux qui viendront après nous dans le temps et dans l’espace. Des petits-bourgeois, des petits employés de bureau, des petits revenus, qui déjeunent dans de modestes auberges d’une bière et d’une assiette froide, suivis d’un gâteau qui ne coûte qu’un sou, ou plutôt dix pfennigs – tout ce lotissement est à eux, a été pensé pour eux, pour ces bonnes gens diligents et assidus. Le quartier  et pleins d’épiceries tous commerces et de saucisses au mètre – avec dix pfennigs on peut tout acheter dans cette Friedenau épanouie où j’avais moi aussi un merveilleux logement fleuri avec un escalier en bois, des rideaux jaunes – j’avais aussi un balcon, sauf qu’il ne donnait pas sur la rue mais sur la cuisine. Un balcon s’ouvre depuis la salle de bains aussi. Le logement est éclairé au gaz, mais uniquement si je mets dix pfennigs dans le compteur à gaz – alors j’ai du gaz pour dix pfennigs, ensuite il s’éteint si je ne mets pas une nouvelle pièce – la société gazière ne fait pas crédit de dix pfennigs à Friedenau : elle ne permet pas ici la débauche dans un endettement aussi dangereux. L’espérance et la fierté de Berlin, la petite bourgeoisie, la pépinière d’enfants. À Friedenau on ne connaît pas les nourrices, les mères poussent les landaus elles-mêmes au magnifique Stadtpark, paradis de l’enfance, où la Prusse de demain, les soldats et les commerçants et les entrepreneurs de demain, des petits alevins allemands soignés et protégés de ce riche pays, grimpent à quatre pattes sur une éclatante et large pelouse.

Le modeste Hongrois mélancolique s’arrête sur le pont de pierre du Stadtpark et s’immerge dans ses sombres pensées. Un brouhaha, des cris de guerre, une allégresse martiale lui parviennent depuis l’aire de jeux vert clair : l’air est presque lacté, tout bourgeonne quasiment de fécondité. Voici son message : Chère Hongrie, très cher Budapest, mes chers compatriotes ! Ici tout va pour le mieux, les petits-bourgeois de Berlin prospèrent et forcissent. L’Allemagne veille sur eux, les soigne, les cultive – il y aura quand il le faudra suffisamment de braves et vaillants soldats prussiens costauds, ne vous inquiétez pas. Tout va bien, mes chers compatriotes, Berlin va bien, il prospère, dormez tranquilles.

 

Az Újság, 11 août 1912.

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