Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Souvenir de Budapest
MACHINES ET
CRÉATIONS
J’ai parlé avec le Monsieur qui, comment dire ça, bref, à
l’Opéra, vous comprenez, n’est-ce pas, s’est amené dans un habit de peau
franchement original, il s’est planté à côté du pupitre pour diriger, attirant
pas mal de regards. Il est vrai que cet habit de peau qu’il portait était, si
je peux m’exprimer ainsi, était un habit de peau humaine, que les gens ne
veulent toujours pas accepter comme article à la mode, surtout si l’on porte celui dont on n’a qu’un seul, un
unique.
C’est à la résidence de vacances
collectives de Lipótmező[1] qu’on m’a présenté à notre ami : il
m’a accueilli vêtu d’une camisole simple et de bon goût que, pour des raisons
chez lui faciles à comprendre, il a bien voulu revêtir compte tenu des
circonstances contraignantes. La conversation boitait un peu, parce que
l’excellent novateur a déclaré que pour qu’il puisse parler je devais d’abord
remonter le mécanisme du gramophone qui se trouvait dans son estomac. Il a dit
que sur chaque sujet qui peut venir sur le tapis il s’est procuré un disque et
il l’a rangé dans son estomac ; il garde la liste des sujets à côté de son
oreille, on n’a qu’à presser un bouton pour choisir et on peut commencer la
conversation.
J’ai tordu un peu son oreille et je l’ai
assuré que j’avais enclenché le disque portant l’étiquette "La nudité dans
la vie". Il a acquiescé de la tête et aussitôt s’est mis à parler
fluidement :
- Quand les hommes apparurent la
première fois sur la Terre, il n’y avait pas encore de machines, il n’y avait
ni art ni science. Tout ce que les hommes faisaient, répondait à des nécessités
naturelles : ils se vêtaient parce qu’il faisait froid ; ils se
fabriquaient des haches pour faciliter la coupe des arbres, et ainsi de suite.
Vinrent ensuite les sciences et vinrent les
arts, dont le but était toujours, d’une part, n’est-ce pas, de secourir l’homme
dans les travaux pénibles, et d’autre part de compléter ses notions et ses
idées sur les phénomènes perçus. Afin de soulever des objets lourds les hommes
ont inventé la poulie, afin de connaître mieux à fond les phénomènes rencontrés
ils ont inventé le dessin et l’écriture.
Des siècles plus tard sciences et art
furent naturellement plus perfectionnés : des machines astucieuses
aidèrent l’homme dans son travail, en multipliant toutes les potentialités,
tandis que les phénomènes temporels et spatiaux
perçus furtivement furent fixés et représentés dans toute leur
signification par des sculptures, peintures, œuvres poétiques de plus en plus
parfaites.
Dans notre siècle ce progrès immense est
arrivé à un point charnière. Nous en sommes arrivés à ce que les machines non
seulement aident l’homme dans son travail et multiplient ses forces, mais elles
seules exécutent le travail bien plus parfaitement que l’homme faillible n’a
jamais pu le faire. Il en va de même pour les arts : les tableaux, les
sculptures, les œuvres écrites ou musicales expriment les phénomènes de la vie,
les formes, les couleurs, les histoires, les sentiments avec une telle
perfection que la vie réelle reste loin derrière en termes d’inventivité, de
beauté, de force d’expression.
Qu’en découle-t-il ? Les machines et
les œuvres ont surpassé l’homme : elles sont devenues plus parfaites que
lui, et aujourd’hui nous en sommes arrivés à un point où, si l’homme veut être
parfait, il doit imiter les machines et les œuvres qui jadis avaient imité
l’homme. C’est notre culture, romans, drames, œuvres, qui ont le plus d’impact
sur la formation de notre caractère. C’est l’art qui nous prescrit nos formes.
L’autre jour j’ai vu dans la rue une confiserie qui se prétendait "un
automate" : en haut dans une fente l’homme jetait une pièce et en bas
par une autre fente sortait un bonbon. Un homme était assis à l’intérieur de
cet automate, la pièce tombait dans sa main, et c’est lui qui faisait sortir le
bonbon en bas. Le choix de cette voie détournée était une idée
considérable : l’homme a inconsciemment compris que désormais les gens
font davantage confiance à la machine que l’un à l’autre, et le confiseur par
cette ruse voulait faire croire qu’il était une machine.
Qu’ajouter à cela ? Dans les
expositions, devant les toiles représentant des femmes et des hommes nus, nous
nous délectons à plaisir de la beauté du corps humain, les statues représentant
des personnes nues sont toujours les principaux ornements des chefs-d’œuvre de
l’architecture. On paye dix fois plus cher pour un tableau représentant une
femme nue que pour la femme ayant servi de modèle pour le tableau, sans parler
des natures mortes. J’avais le sentiment que moi en tant qu’homme je récoltais insuffisamment
de respect ; j’ai donc décidé d’apparaître en tant que statue de moi-même,
dans ma nudité, et c’est ainsi que j’ai pu obtenir le succès bien mérité que je
ne pouvais espérer sous ma forme d’homme habillé de loques. Ça n’a pas marché.
Cette fois, pour parvenir au succès au moins avec mes pensées, je me suis
transformé en gramophone et je me produis sur des disques. Krrrr…
Il se mit à grincer puis il se tut
brusquement. Je l’ai quitté très abattu et j’ai décidé de me transformer en
stylo.
Az Újság,
19 décembre 1913.
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Újság