Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
MÉtaphysique de la
cinÉmatographie
Afin
d’avoir clairement devant les yeux ce que j’ai à vous dire, j’aimerais
commencer cet article par la thèse par laquelle je compte aussi le
terminer : je considère la cinématographie comme la création la plus
merveilleuse de l’ingéniosité humaine.
J’ai déjà eu suffisamment d’occasions de m’y
habituer, même d’en être saturé si vous voulez. Pourtant je ressens chaque fois
le même recueillement, le même émerveillement devant la prouesse de
l’invention, chaque fois que cette toile vivante apparaît à mes yeux, sur
laquelle bouge et fourmille la vie.
J’ai souvent entendu dire ces derniers temps dans
la bouche d’artistes que cette industrie, tout compte fait rigide et
antiartistique, nuit en réalité à l’art, parce que son message objectif
détourne l’attention des autres créations dans lesquelles s’épanouissent la
subjectivité et le lyrisme éternels de l’âme humaine. L’âme des artistes
éprouve une répulsion instinctive à l’égard de la photographie sans âme ;
c’est ce que l’on observe dans ce genre de protestations : elles sont tout
aussi légitimes et compréhensibles que mesquines.
Car nous devons clairement et sincèrement peser
l’importance de ce qui est subjectif et celle de ce qui est objectif dans notre
existence humaine. Laissons parler la douce et lénifiante philosophie du
pessimisme. Qui suis-je moi, avec toute ma subjectivité, toute ma réalité
intérieure : et que signifie ce « moi » ?
Il y a trois ans, ou il y a deux ans, ou hier, à
trois heures de l’après-midi j’ai peut-être longé l’avenue Andrássy, dans tout
mon être subjectif, avec ce que cela comporte de secret, que je nomme
« moi-même ». C’est « moi » qui ai longé l’avenue Andrássy,
je réfléchissais et je sentais que j’étais, moi, le monde entier, et c’était le
plus important, et même cela seul était important.
Sauf que, disons, j’ai oublié cela. J’ai oublié que
je marchais là-bas, je réfléchissais, et qu’alors aussi c’était
« moi ». Je l’ai oublié, définitivement et irrévocablement. Je l’ai
oublié, comme nous oublions nos rêves de minuit ; comme devenus hommes nous
oublions nos sentiments de jeunesse ; vieillards nous oublions tous nos
enthousiasmes ; comme nous oublions notre vie au fond de notre cercueil.
Qui était alors ce « moi », qui a longé
l’avenue Andrássy, et dont « moi » j’ignore tout ? Un autre
homme, étranger à moi, qui est mort, ou qui n’a jamais existé, puisque j’ignore
son existence. Reste-t-il quelque chose de lui ? Pour moi rien : il a
disparu, il s’est disloqué, anéanti, évaporé – comme disparaîtra, s’anéantira
aussi la personne qui réfléchit ici, si demain j’oublie la minute présente. Or,
même si cet homme est mort pour moi, il a bien existé dans la réalité, en tant
que phénomène, couleur, lumière et gestes. Il a longé l’avenue Andrássy, on
pouvait le voir, observer ses gestes, ses formes. Et par rapport à cette réalité,
cette chose confuse et indéfinie, cette relation abstraite que, fiers et
confiants, nous appelons « moi », est ridiculement
insignifiante : ce que les sceptiques sont capables de considérer comme le
monde entier, ce à quoi je voulais m’accrocher – pourtant un unique instant
peut le faire disparaître en un souffle, comme un mirage vaniteux qui n’est que
reflet et non une réalité.
Vous voyez à quel point est insignifiante la
conscience humaine individuelle par rapport à la réalité objective ! La
vie du « moi » est une mort éternelle. Et donc, s’il s’agit de nous
trouver devant la nouvelle opportunité d’une connaissance objective, à quel
point est limitée et mesquine la contestation de la part de la subjectivité
vaniteuse de l’art (dans notre cas : l’art plastique) ! Nous sommes
avant tout des hommes et seulement ensuite des artistes (s’il faut absolument
distinguer). Notre raison humaine doit donc jubiler et se réjouir quand
s’ouvrent de nouvelles opportunités, dans la perspective de nouvelles connaissances.
Pour ma part, la pensée que lorsque j’ai longé
ainsi l’avenue Andrássy, une machine cinématographique aurait pu m’enregistrer,
et qu’une réalité si simplement perceptible, couleur, forme, gestes, aurait pu
être préservée pour toujours, est une pensée gigantesque et magnifique.
Couleur, forme et gestes qui, en tant que phénomène, étaient moi, autant de
choses objectives, une vérité concrète, dont il ne manque que la fiction
confuse de la conscience – aurait été pérennisée. C’est cette conception paressant
un peu pesante que j’aimerais développer ici – mais auparavant, je dois faire
une observation.
Lorsque dans le cadre de cet essai je parle d’image
mobile, cinématographique, je songe toujours à l’image déjà complètement
perfectionnée, en couleurs, dont la naissance n’est qu’une question de temps –
cela est au-dessus de tout débat. On ne peut forger des théories qu’avec des
notions épurées, et telle doit être l’image perfectionnée. Cette image est donc
en couleurs, parfaitement plastique et parfaitement nette. Elle rend donc
couleur, forme et perspective avec la même perfection absolue que la
photographie actuelle rend parfaitement, plus parfaitement même que l’œil, les
contrastes des lumières et des ombres. On y parviendra, à court terme, ceci
n’est pas seulement probable mais certain. Désormais ce ne sont plus la chance
et le hasard qui apportent les inventions ; les choses s’inventent parce
qu’elles doivent être inventées, systématiquement. Il s’agit désormais de
problèmes à dénouer, tels des relations mathématiques compliquées, des
équations, que nous n’arrivons pas encore à résoudre, mais nous savons déjà
qu’une solution existe (cela découle de la nature de l’équation), on doit donc
les dénouer, on doit les dénouer. Les cerveaux ne manquent pas.
Quelle est donc cette image mobile parfaite ?
Ce qui dans l’Existence est pour nous objectif : couleur, lumière,
perspective (on reviendra au son plus tard) et leur changement, le mouvement,
le mode dans lequel le monde nous apparaît. Tout cela existe aussi parfaitement
dans l’image que si l’objet pris en image était apparu à ce moment dans notre
conscience. Il ne s’agit pas ici d’une analogie mais d’une adéquation, d’une
correspondance : la cinématographie parfaite reflète tout autant la
réalité vraie que si son image était apparue dans nos propres yeux. Cela
s’explique dès que nous comprenons le fonctionnement de la machine
cinématographique parfaite. Eh bien,
elle fonctionne aussi bien sinon mieux que la machine avec laquelle nous nous
approprions l’apparence objective des choses, l’œil. Nous savons que l’œil n’est pas autre chose qu’une caméra
photographique extrêmement précise, dans laquelle naît une image véritable en
très peu de temps (une dernière image aux yeux des morts !), avant de
s’effacer aussitôt pour céder la place à la suivante, celle qui incarnera le
changement, les mouvements successifs dans leur part de temps. Notre cerveau
prend donc acte de ce mouvement en fixant des séries d’images intérieurement,
au même endroit, tout comme l’image mobile fixe au même endroit les détails
parfaitement achevés de sa pellicule. C’est par ce seul moyen qu’il est
possible de voir le mouvement sur l’image mobile de la même façon que dans la
réalité.
Il est donc évident qu’il s’agit ici d’un processus
analogue, et qu’une image mobile (parfaite) apporte la même chose, tout au
moins du point de vue de la perception, que si nous voyions la réalité par nos
propres yeux.
Qu’est-ce que cela signifie ? Des choses
formidables, des perspectives vertigineuses. N’est-ce pas l’immortalité que les
poètes invoquent dans des allégories ? Cela signifie que ce
« moi » qui s’est promené alors sur l’avenue Andrássy n’a pas disparu
et n’est pas mort : il a été pérennisé par l’image mobile. Dans cent et
cent ans, ce qui est en lui une réalité objective, donc son apparence physique,
renaîtra aux yeux de nos petits-enfants si on leur projette la pellicule. Cela
signifie que le passé n’existe plus. Abstraction faite de l’importance mesquine
des consciences, des "egos", ce qui apparaît au présent devant nos
yeux, peut ressusciter et réapparaître inchangé des siècles plus tard. Cela
signifie que nous pouvons nous conserver tout entier, ce que nous étions, avec
notre couleur, nos gestes, toute notre vie. Nous pouvons nous conserver, nous
et notre temps, dans une boîte, pour l’avenir, tel le rayon d’une étoile
refroidie dont l’image vole vers nous dans l’espace à travers des siècles, et
qui existe pour nous, alors qu’en réalité il n’existe plus. Cela signifie que
la création d’un comédien est désormais tout aussi pérenne que celle des autres
artistes – il suffit d’ajouter en pensée à l’image mobile parfaite un
phonographe parfait, dont l’évolution poursuit également un chemin balisé.
Ainsi l’image mobile a témérairement et
merveilleusement approché la notion vertigineuse de l’immortalité. Moi, celui
qui se promenait sur l’avenue Andrássy, réapparaîtra des centaines d’années
plus tard et se promènera. Pour ceux qui verront cette promenade, je
signifierai la même chose que s’ils me voyaient maintenant.
En conséquence, quelle transformation cela
apportera dans les sciences de l’histoire des civilisations ? C’est
quasiment incalculable. Le passé et le présent fusionnent, des siècles éloignés
fusionnent. Ancêtres depuis longtemps devenus cendre et poussière, nous,
marchons et évoluons, parmi nos descendants. Le teint de nos visages est rose
et frais, nous revivons notre vie pour eux – nous les regardons – et nous leur
parlons : ô esprits sourds et morts, nous, réalités irréelles,
fantômes à frémir, ombres et spectres ! Nous, fantômes maudits, obligés de
nouveau à vivre, à marcher, à bouger, à l’instant où une génération née de
notre poussière fertile nous évoque dans la pénombre. Homme, prends
garde ! Plus de repos, plus d’oubli : chacun de tes gestes, chaque
frémissement de tes paupières peut désormais posséder une signification
éternelle, puisqu’ils peuvent devenir éternels. Il n’y a que nous qui mourons,
notre conscience torturée, notre misérable moi – mais notre être objectif
continue de vivre pour porter témoignage sur nous jusqu’à la fin des temps avec
une sincérité inexorable.
Que deviendra l’art, et ce qui le nourrit, le
mysticisme ? Guerroyer n’a aucun sens. Il a la parole douce et il ne
possède pas d’armes, l’art, ô, Monsieur Marinetti, face à la réalité. Si dans
son royaume infini apparaît une locomotive toussant et haletant, l’art se
retire dans les cachettes des forêts et des bocages, il perd son regard dans le
calice d’une fleur, si l’empereur des airs, l’avion file au-dessus de sa tête.
Il ne se bat pas, l’art, ô, Monsieur Marinetti, il s’apaise et se blottit
contre la réalité, tel le lierre.
Elle est belle, la mysticité que l’art puise dans
le soupçon des passés, elle est une magie profonde… Les romans merveilleux
d’Anatole France nous bercent dans une douce ivresse, mais imaginons ce que
signifierait pour nous de voir apparaître la plaine de Wagram sur le mur de la
pièce obscurcie : le vrai Napoléon en chair et en os se tiendrait là sur
une colline, dans la chaleur du soleil couchant… Ou bien, Shakespeare
apparaîtrait devant nous sur les tréteaux du théâtre londonien et jouerait
Hamlet !... Ou encore nous verrions la place de Grève, avec ses ruelles
tortueuses, le peuple fourmille et hurle, ce peuple depuis longtemps silencieux
dans ses cendres ! Quelle Tragédie de l’homme serait celle que le
directeur du théâtre constituerait avec des scènes d’images mobiles
d’époque !
Encore quelque chose, bien que je ne souhaite pas
sortir du sujet. Qu’est-ce que l’art plastique ? Quoi qu’on pense du beau
éternel et de l’art pour l’art, il est indéniable que dessin, peinture,
sculptures, sont nés à l’origine de la nécessité de fixer le présent pour
l’avenir. Le cinéma apporte une solution absolue à ce problème. Les phénomènes
qui se sont manifestés à nous en couleurs et en formes, le cinéma les pérennise
et les fixe définitivement. Il n’approche pas la réalité comme le dessin, la
peinture ou la sculpture, il reproduit la réalité elle-même, comme s’il
engrangeait notre cerveau observateur et voyeur lui-même, en même temps que les
choses observées et vues.
Et qu’on ne dise plus que l’homme n’est pas
lui-même Dieu. Voici que les six miracles des six jours se sont
accomplis : la Nature, sur terre, sur l’eau et dans l’air étant vaincue, et
voici que l’Esprit consacre le septième jour à un nouveau miracle : il
arrête la minute éphémère, comme Josué sur la montagne.
Le cinéma est la création la plus merveilleuse de
l’inventivité humaine.
Nyugat,
n°12 1909.