Frigyes Karinthy : "Nouvelles parues dans la presse"

 

afficher le texte en hongrois

Souvenir de quatorze

 

PARTIE

 

- C’est à vous, Monsignore.

- Je tiens, Vicomte.

- La mise est à combien, Monsignore, si je peux me permettre ?

- Oh… je ne sais plus… l’ai-je déjà dit ? Vraiment, je ne me souviens plus – peut-être vous, Vicomte ?

- Moi non plus, je ne me rappelle plus… peut-être cent mille, ou deux cent mille ?

- À votre convenance, Vicomte.

- En tout cas, la quantité qu’il est possible de fournir dans les semaines à venir.

- D’accord, arrondissons à cent cinquante mille. Les souhaitez-vous canons compris ?

- Si c’était possible, Monsignore. J’annonce Salonique.

- Je tiens.

- J’annonce le débarquement.

- Je tiens.

- J’annonce que c’est très urgent.

- Je tiens.

- J’annonce qu’il est inconvenant de retenir si longtemps.

- Je tiens.

- Voici, Monsignore. Est-ce suffisant ?

- Cartes, Vicomte.

- Voici, Monsignore. Est-ce suffisant ?

- Encore, Vicomte.

- Voici, Monsignore.

- Je veux encore des cartes, Vicomte.

- Hum… Combien vous en avez déjà, Monsignore ?

- Oh, une bagatelle… Cinq au total.

- Hum… N’est-ce pas assez ?

- J’en voudrais encore une, Vicomte.

- La voici. Cela suffit-il ?

- Maintenant… Maintenant c’est suffisant…

- Merci, Monsignore. Maintenant c’est moi qui prends… Hum, c’est la panade… Vous pouvez courir, Monsignore, si vous le souhaitez.

- Merci, Vicomte… J’ai déjà assez couru.

- Alors je coupe.

- Coupez, Vicomte.

- Si vous permettez, Monsignore, je la fixe. Ouais… elle a un coin rouge… il me semble, - ah, oui, j’ai un vingt-et-un, si je ne me trompe.

- Oui, Vicomte. Dans ce cas j’ai perdu.

- Il me semble, Monsignore.

- En effet, naturellement… Oh pardon.

- Vous désirez ?

- Rien… je regarde seulement cette carte un instant…

- Laquelle, Monsignore ?

- Celle que vous tenez. Comme elle est belle, comme elle est artistique, le dessin qui est sur cet as… Elles sont de quelle fabrication, ces cartes ?

- De fabrication française, Monsignore.

- Elles sont vraiment belles… Oh, l’art français ! Et comme c’est original, comme c’est artistique, de trouver un dessin différent sur chaque carte… Ce n’est pas le travail bâclé d’une usine allemande, avec le même dessin sur chaque carte… C’est du travail manuel, le travail de mains d’artistes, même le dos de chaque carte est différent… Le dos de chaque carte est décoré d’un petit dessin minuscule très fin, selon la carte…un œil inexpérimenté ne le voit même pas…

- Oh… Monsignore… vous me comblez…

- Et cette modestie… vraiment, vicomte, c’est enchanteur… Vous n’avez annoncé que vingt et un, or vous avez au moins vingt-six…

- Vraiment, Monsignore ? Tiens, je n’avais pas remarqué ! Mais on dirait que mes yeux me jouent des tours ! Alors là… Mais dans ce cas…

- N’en parlons plus, Vicomte.

- Mais si… Dans ce cas c’est moi qui ai perdu, si je ne me trompe.

- C’est exact, Vicomte. Vous avez triché, Vicomte.

- Monsignore… je vous prie… de me pardonner… pour l’amour du ciel, pas si fort…

- Non, pas fort. C’est calmement, doucement, que je vais téléphoner à la police.

- Monsignore… Monsieur… mon bon seigneur… par le ciel… ne me jetez pas dans la misère… j’ai fait une erreur… réfléchissez… la misère, le besoin… mes six enfants à élever… ne me tuez pas… ne jetez pas une famille sur la paille…

- Bon, ça va, mon ami, ne vous lamentez pas. J’ai un cœur, moi. Je vous laisse courir, pauvre loqueteux. La prochaine fois regardez mieux avec qui vous vous asseyez. Et maintenant disparaissez.

- À vos ordres, mon seigneur… ou plutôt… Je voudrais tout de même savoir… avant de m’en aller… si ça valu la peine de me tromper… Vous en aviez combien, Monsieur ?

- Moi ?...

- Oui, vous… Veuillez ne pas retirer cette carte… Passez-la-moi… Tiens… mais vous… mais tu étais déjà capot le coup d’avant ! Et tu ne l’as pas dit !

- Balivernes ! À quoi bon ! Je ne suis pas un couillon.

- Ah bon, c’est comme ça. Je ne t’ai pas reconnu tout de suite, Gitan. C’est convenable de se moquer des braves gens ?

- Évidemment, si tu n’es pas capable de reconnaître ton pote avec qui tu as passé six ans dans l’inhospitalier Illava[1].

- Ah c’était le bon temps, hein ? Bon, alors on peut continuer.

- Bien sûr, la mise est à combien ?

- J’annonce Salonique.

 

Az Újság, 11 novembre 1915.

Article suivant paru dans Az Újság



[1] Prison de cette petite ville de la Haute-Hongrie (aujourd’hui en Slovaquie).