Frigyes Karinthy : "Nouvelles parues dans la presse"

 

afficher le texte en hongrois

CARACTÈRES

 

C’est dans une revue américaine que j’ai trouvé la première fois ce jeu intéressant et spirituel. Prenons, disons, le portrait de quinze diplomates, faisons-en quinze diapositives, et photographions les quinze diapositives sur une seule plaque. Nous obtenons par ce procédé une tête d’homme floue, mais assurément lisible, qui ressemblera à la tête des quinze diplomates séparément, et pourtant elle sera différente : une seizième tête. Ce sera le portrait du diplomate, une abstraction – une image qui englobe tous les traits caractéristiques qui sont communs au visage de chaque diplomate, et qui estompe les traits qui les différent – c’est ce portrait qui donnera donc le visage du diplomate en tant que tel : une chose concrète abstraite qui, mieux et plus précise que toute méthode physiognomonique et phrénologique, le présente empiriquement : ainsi doit être l’aspect extérieur du diplomate parfait. Parce que si sur plusieurs portraits les sourcils étaient nets et droits, alors sur ce portrait de caractère (les Anglais parlent de portrait psychique ou portrait de l’âme) nous obtenons des sourcils nets et noirs, ce qui signifie, n’est-ce pas, que le diplomate idéal possède des sourcils nets et noirs.

Naturellement on peut répéter cette expérience avec des actrices, des auteurs dramatiques, des savants, dans un cadre plus ou moins large ou étroit, c’est selon.

Ce jeu m’a énormément plu, et pour m’amuser j’ai moi-même exécuté quelques expériences de ce genre hier après-midi dans l’atelier d’un ami photographe qui a mis ses moyens à ma disposition.

Nous avons fait les expériences à l’échelle nationale, naturellement, d’une part parce que c’est seulement de nos compatriotes que nous disposions d’une quantité suffisante de portraits, et d’autre part parce que c’est ceux-ci qui nous intéressaient davantage.

Tout d’abord nous aurions aimé savoir à quoi ressemble un député de l’opposition en tant que tel. Nous avons superposé les photographies de douze représentants éminents de l’opposition. Il en est sorti un visage très étrange : à la fois long et court, bien rasé mais dont pendait quand même une longue barbe. Une de ses jambes faisait un pas en avant, l’autre en arrière, il avait vingt-quatre nez et douze cous, mais la bouche, probablement à cause de la dimension diverse de chaque photographie, était mal placée, sur le haut de la tête, très loin des mains : une bouche passablement grande, mais les oreilles étaient floues, de même que les mains.

Nous avons ensuite superposé les photos de dix-huit instituteurs hongrois, pour obtenir l’instituteur hongrois type. Sur la plaque résultante on ne voyait que deux pommettes saillantes, la région de l’estomac était complètement floue.

Ensuite nous avons superposé les photos de dix dramaturges hongrois, et nous avons obtenu le portrait bien réussi d’Henri Bernstein. Nous avons ensuite superposé les photos de dix grands financiers hongrois, et il en est sorti deux forints et vingt-cinq kreutzers. Nous avons ensuite superposé les photos de dix grandes comédiennes hongroises, et il en est sorti Oszkár Beregi[1].

À la fin mon ami a eu une idée intéressante. J’ai sur moi deux photos, a-t-il dit, l’une représente une belle femme et l’autre son mari. Vu qu’à sa connaissance la belle femme offrira bientôt un descendant à son époux, compte tenu des lois de la descendance et des croisements, ne pourrait-on pas obtenir le portrait de l’enfant à naître en superposant les portraits du mari et de la femme ?

Nous avons réalisé cette expérience : nous avons obtenu une tête avec un nez droit, de grands yeux, des lèvres étroites, vu que ces détails concordaient à peu près aussi aux visages des parents. Nous étions en train d’observer ce dernier portrait résultat, quand mon ami a reçu une lettre : c’était le mari de la belle femme qui lui avait écrit, et qui lui envoyait le portrait de l’enfant qui venait de naître la veille. Nous avons décacheté l’enveloppe de la photo du bébé : eh bien, c’est un homme au nez aquilin, aux lèvres épaisses, mais aux yeux extrêmement petits qui nous faisait face, bravant toutes les théories scientifiques et souriant ironiquement de notre étonnement.

Alors nous avons tout arrêté.



[1] Oszkár Beregi (1876-1965). Comédien et acteur ayant terminé sa carrière à Hollywood.