Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
DEUX CONTES,
DE 1920
I.
- Maman,
Maman, Maman Germania, raconte-moi une histoire !
- Qu’est-ce que tu veux que je te
raconte, Pisti ?
- Quelque chose qui t’est arrivé dans
la vie.
- Je n’ai pas grand-chose à te
raconter, Pisti. J’ai travaillé, j’ai réussi.
- Raconte-moi la fois où tant de
messieurs et dames sont venus à la fois.
- Bon, je te raconte quelque chose. Le
jour où des voleurs ont attaqué notre maison, en criant qu’ils voulaient
coucher dans mon lit. Tu comprends, Pisti, nous ne
pouvions pas les laisser faire. J’ai pris une grande canne, et je me suis
plantée dehors, devant la porte.
- Et ensuite ?
- Ensuite… j’ai marché, longtemps,
vers le Rhin. Ces messieurs les voleurs m’attendaient sur l’autre rive du Rhin,
pour me cambrioler.
- Oh, Maman, tu n’avais pas
peur ?
- Bien sûr que non, je n’avais pas
peur, Pisti, parce que j’avais mes bottes de sept
lieues aux pieds. Hop, hop, que je sois là où je veux, ai-je dit, et à
l’instant même je me trouvais déjà dans le pays qui s’appelle la Belgique. Bien
sûr, les voleurs me couraient après.
- Et ensuite ?
- Ensuite, au-delà des mers, sur une
île, se trouvait l’ogresse au nez de fer. Celle qui voulait rôtir Hans et Gretel aussi, pour en faire des biscottes, pour que je les
mange. Mais la bonne fée m’a offert une boule volante – hop, hop, que je sois
là où je veux – je me suis assise sur la boule, elle m’a montée parmi les
nuages. C’est alors que j’ai laissé tomber le marteau magique. Il est tombé sur
l’île, et l’île s’est enfoncée dans la mer. L’ogresse au nez de fer est tombée
dans l’eau, elle s’est aussitôt mise à nager. Mais j’avais sur moi mon bonnet
magique, je me suis transformée en poisson et je lui ai coupé la tête avec les
dents.
- Et ensuite ?
- Ensuite, tout était réglé, j’étais
fatiguée, je me suis couchée et je fus heureuse jusqu’à la fin de mes jours.
- Et ensuite ?
- Ensuite, rien.
- Et ensuite ?
- Ensuite je me suis endormie.
II.
- Papa, Papa, Papa John Bull,
raconte-moi une histoire !
- Qu’est-ce que tu veux que je te
raconte, Tommy, my dear ?
- Quelque chose sur le bonnet magique,
sur l’ogresse au nez de fer, ou des choses comme ça.
- Tommy, ça n’a pas de sens, parce que
ce n’est pas vrai. Un jeune gentleman ne gobe pas de telles futilités qui ne
rapportent aucun argent. Les contes ne sont que des futilités, mais si tu veux
je te raconte la campagne anglaise de 1914 que j’ai menée, tu pourras l’écrire
dans le journal, pour make money.
- Bon, let me hear.
- Bon. Il s’est passé que l’Allemagne
ne voulait pas me payer l’argent que la Russie devait à la France. Évidemment,
je me suis fâché, et je lui ai ordonné de payer.
- Et ensuite ?
- Ensuite, elle ne voulait toujours
pas payer, alors j’ai aussitôt fait fabriquer deux millions de soldats à
l’usine de soldats, je les ai envoyés contre l’Allemagne.
- Et ensuite ?
- Ensuite… Les Français m’ont écrit
pour me demander une aide urgente, parce que les Allemands les embêtaient
aussi. Alors j’ai illico fait atteler mon navire blindé et j’ai ramé
directement dans Berlin.
- En bateau ?
- Be
silent, Tommy, ce n’est pas toi qui poses des
questions. Oui, j’ai ramé en bateau jusqu’à Berlin et j’ai occupé Berlin. Alors
les Allemands m’ont promis beaucoup d’argent pour que je parte.
- Combien ?
- Mille milliards, mais je ne me suis
pas laissé tromper. J’ai dit que je ne sortirai pas avant d’être payé.
- Et ensuite ?
- Ensuite… Ensuite ils ont payé, j’ai
acheté beaucoup d’autres bateaux et j’ai aussi envoyé quelques forints à la
France.
- Et ensuite ?
- Ensuite, j’ai rattaché la Belgique
au pays anglais.
- Et ensuite ?
- Ensuite… j’ai vaincu tout le monde,
dans toute l’Europe.
- Et ensuite ?
- Ensuite, rien.
- Et ensuite ?
- Ensuite je me suis réveillé.
Borsszem Jankó, 1er
novembre 1914.