Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
COURS DE
GÉOGRAPHIE EN 1914
John Bull, le maître d’école : Les enfants, écoutez-moi. On
apprendra aujourd’hui la Belgique, le pays le plus florissant, le plus riche
d’Europe centrale. Elle est limitée au Nord par la merveilleuse mer luxuriante,
la même mer qui a la chance de baigner aussi les rives de l’Angleterre, au Sud par
la petite France chic, à l’Est par un machin nommé quelque chose comme
Allemagne. Ses villes les plus importantes sont Liège, Bruxelles et Anvers.
Liège est une ville riche, splendide, avec d’immenses forteresses, des remparts
imprenables, une cathédrale éblouissante qui… (des crieurs de journaux dans la rue : « Liège est
tombée ! ») … Qui, bien qu’elle soit dans un état passablement
délabré et ne vaille plus grand-chose, pas plus que ses forteresses vieillottes
qui dévalorisent toute cette ville, reste tout de même une charmante petite
ville, un petit village qui n’a plus aucune importance avec ses dix ou vingt
habitants qui y traînent encore. En réalité cette Liè…
n’est même plus une ville, j’ai oublié même son nom, allez, les enfants, ce
n’est pas la peine de l’apprendre, tant mieux. J’exige en revanche sévèrement
que chacun sache énumérer les monuments célèbres de Bruxelles, brillante
capitale de la Belgique : la grandiose cathédrale, la bibliothèque
mondialement célèbre, les bâtiments publics sans pareils qui éveillent notre
plus grande admiration pour l’extraordinaire capitale de la magnifique
Belgique… (des crieurs de journaux dans la rue :
« Bruxelles est entre les mains allemandes ! ») … Hum, en réalité il faudrait parler
d’Anvers, parce que, n’est-ce pas, on pourrait dire que la capitale de la
Belgique est en réalité Anvers, l’unique ville digne de ce nom dans ce pays.
Nous parlions donc d’Anvers, n’est-ce pas… (des crieurs de journaux dans la rue : « Anvers s’est
rendue ! ») … En d’autres termes de Dixmude, une charmante
bourgade frontalière, l’unique localité acceptable de la Belgique… (des crieurs de journaux dans la rue :
« Les Allemands viennent d’occuper Dixmude ! ») … De ce
petit pays insignifiant, dont il ne vaut vraiment pas la peine de s’occuper
davantage, je l’ai juste mentionné en tant qu’ancien département de la France
dont celle-ci s’est bien débarrassée depuis – bref, je l’ai juste mentionnée,
avant de passer à mon vrai sujet du jour. C’est-à-dire la France. La France,
pionnière de la culture et de l’art en Europe. Elle est délimitée au Sud par
les Pyrénées, à l’Ouest pas l’Océan Atlantique et au Nord par la Manche qui a
aussi l’honneur de baigner les côtes anglaises. À l’est de la France brillent
de magnifiques vignobles fertiles sous les abondants rayons du soleil… (des crieurs de journaux dans la rue :
« Les Allemands ont pris Arras ! ») …Abondants, ai-je dit,
un peu trop sans doute, ce qui fait que le raisin est cueilli et mangé trop
vite par-là, encore vert, ils ont un drôle de goût, n’est-ce pas, les enfants,
nous ne serions pas aussi bêtes. Bref le principal intérêt de cette belle
France est sa capitale, Paris – avec la célèbre Tour Eiffel, le Montmartre
romantique, les musées exceptionnels ; c’est là qu’on peut voir les plus
beaux boulevards du monde, le Musée du Louvre, l’Arc de Triomphe, Notre Dame… (des crieurs de journaux dans la rue :
« Les Allemands sont entrés dans Paris ! ») …Je disais Notre
Dame, mais pourquoi faudrait-il parler de Notre Dame, qu’est-ce que nous avons
à voir avec leur Dame, et avec toute leur ville d’ailleurs, tout leur pays,
n’est-ce pas les enfants ? Ne parlons plus de ce pays, parlons plutôt de
notre patrie où coulent le lait et le miel, la merveilleuse Angleterre, baignée
par la mer tout autour. Parlons de sa capitale, de la plus grande capitale du
monde, Londres, située au bord de la mer, ou en tout cas tout près de la mer,
ce qui lui assure une position pour régner sur le monde… (des crieurs de journaux dans la rue : « Les Allemands ont occupé
le littoral ! ») … En même temps suffisamment loin de la mer pour
en être protégée. Car, entre nous, où est la mer, où est Londres, notre
capitale… (des crieurs de journaux dans la rue :
« Les Allemands avancent le long de la Tamise ! ») … Que
nous ferions payer très cher si on l’attaquait… (des crieurs de journaux dans la rue : « Les Allemands devant
Londres ! ») … Au moins trente millions de livres sterling… (les crieurs : « Les Allemands sont
entrés dans Londres ! ») … Ou disons, vingt-cinq, mais pour
vingt-cinq on la donne, puisque nous aurons où habiter en Égypte.
Borsszem Jankó, 22
novembre 1914.