Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
LA LEÇON DU
TSARÉVITCH
(sujet : le soldat)
- Qu’est-ce
qu’on entend par soldat ?
- Par soldat nous entendons une pièce
détachée des armes de tir utilisées en Russie qui sert à actionner la détente
de l’arme à l’instant voulu, ce qui fait partir le projectile. Une formation
composée de trois doigts charnus jour ce rôle, en se blottissant sur la détente
pour y exercer une pression.
- Comment on fabrique le soldat ?
- C’est le petit père qui fait
fabriquer artisanalement le soldat, en utilisant les services d’artisanes
adéquates et compétentes appelées mères, dont l’industrie sous la surveillance
de l’État est en permanence en fonctionnement.
- À quels intervalles on peut livrer
des soldats ?
- Tous les neuf mois.
- Cela suffit-il ?
- Cela ne suffit pas : il
convient d’encourager les artisanes pour des livraisons plus fréquentes.
- Comment se fait la formation ?
- Le soldat produit par les mères à
l’état brut possède des éléments mais non encore utilisés et impropres aux
objectifs du petit père.
- Par exemple ?
- Par exemple : appétit, soif,
fatigue, vivacité, enthousiasme, idées, projets, confiance en soi, etc. –
autant de pièces détachées inhérentes à la fabrication rapide et imparfaite,
qui d’une part sont inadaptées à l’objectif susmentionné, c’est-à-dire
actionner la détente de l’arme à feu, et qui l’entraveraient plutôt.
- Comment traitons-nous le soldat à
cette fin ?
- À cette fin nous traitons le soldat
de façon à le transporter à l’état brut dans les fabriques du petit père que
l’on nomme casernes, où débutent l’affinage et le polissage.
- Cela se passe comment ?
- La méthode consiste à expérimenter
tout d’abord les appareillages de soutien du soldat. À cette fin on installe le
soldat sur un de ses pieds et on le laisse quelques jours dans cette position,
en considérant qu’il est possible de tenir les armes à feu dernier modèle dans
cette position aussi.
- Et l’étape suivante ?
- On accroche ensuite un barda sur le
dos de l’appareil, pour que l’appareil ne tombe pas en arrière.
- Qu’est-ce qu’on observe au début sur
l’appareil ?
- On observe au début sur l’appareil
certains tics et gestes nerveux.
- Quelle en est la raison ?
- Selon les savants militaires il faut
en chercher la raison dans un agglomérat de forme sphérique de fonctionnement
imparfait qui s’est formé dans la partie supérieure. Il en résulte certains
troubles dans cette formation superposée qui prétend diriger le fonctionnement
des autres parties de l’appareil.
- Comment peut-on faire cesser
cela ?
- On peut faire cesser ces mouvements
superflus par un frottement prolongé de l’appareil.
- Comment cela s’appelle-t-il ?
- Cela s’appelle la discipline.
- Quel est l’objectif du petit
père ?
- Le but du petit père est de posséder
de plus en plus de ces appareils pour un prix de revient le plus bas possible.
- Comment peut-on atteindre un tel
but ?
- On pourrait atteindre ce but si le
soldat portait son barda sur lui déjà à l’état brut. Pour cela, il faudrait
mieux les nourrir au boudin.
- Autre chose ?
- En outre, étant donné que trois
doigts suffisent pour actionner la détente des derniers modèles d’armes à feu,
il est parfaitement inutile d’équiper ces appareils de cinq doigts
.
- Autre chose ?
- En outre, étant donné que l’appareil
existant contient à l’état brut une sorte de gelée dans la formation de sa
partie supérieure, ce qui est parfaitement inutile lors de l’usage des armes à
feu modernes, on pourrait utiliser ces boîtiers existants pour y entreposer des
projectiles. Il est souhaitable que les ouvrières fabricant les appareils,
c’est-à-dire les mères, veillent à garder le boîtier vide.
- Autre chose ?
- En outre, d’après les dernières
recherches, les recrues peuvent porter non pas un, mais plusieurs bardas sur le
dos.
Borsszem Jankó, 22
novembre 1914.