Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

  

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LE MONDE ET LE POÈTE

Légende

 

Le poète s’est engagé comme correspondant de guerre, il s’est ennuyé pendant quelques semaines au QG, il a envoyé un article évocateur à la maison – un après-midi il s’est même rendu au parc de l’aviation et il s’est entretenu avec un pilote. L’avion ne l’intéressait guère. Il regarda le moteur, les manettes, les ailes tendues. Il s’est même installé sur le siège de cuir clouté, il s’est élégamment adossé, il s’est légèrement ramené les cheveux en avant sur le front, et pendant qu’il tâtonnait entre les manettes, il regardait sa main blottie joliment sur les cuivres brillants. Le pilote comptait justement l’avertir de quelque chose, quand le poète sentit qu’un des leviers se rabaissait sous sa main. L’instant suivant, pris de peur, il dut s’accrocher : la machine poussa quelques cris grinçants et s’élança. Il vit encore le visage effrayé du pilote qui tendait les deux bras comme pour le retenir… puis il ne vit plus que des bandes filantes… une minute plus tard, le temps qu’il ose ouvrir les yeux, il voyait devant lui de minuscules montagnes de jouets.

Il resta figé de longues minutes, avant de regarder sous ses pieds. Une mer grise ondoyait dans la profondeur, tout autour des champs et de vertes prairies.

Tout se rapetissait à une allure hallucinante : la ville d’où il venait devint une tache minuscule, les champs couraient en rond et tout à coup une bande lumineuse s’éclaircit : l’océan. La bande s’élargit, les champs s’amincirent, puis il ne vit plus que de l’eau partout, avec au milieu une petite île. Ensuite il vit un plan d’eau gris circulaire parsemé ici ou là d’îlots ; ce cercle était gigantesque au début, mais plus tard il rétrécit également. Brusquement le ciel s’assombrit, il devient noir et apparurent les étoiles. Le cercle qu’il en voyait au début, n’était déjà pas plus grand qu’une assiette, et le poète reconnut l'hémisphère du globe terrestre tel qu’on lui avait enseigné à l’école.

Cela l’intéressa et il reconnut dans le noir le soleil brillant et les planètes. Il distingua Vénus et Mercure. D’une décision soudaine il attrapa le gouvernail et s’orienta vers Mars ardent et rougeoyant, car certains canaux et les hypothèses selon lesquelles Mars pouvait être habité par des hommes civilisés lui revinrent à l’esprit.

Le disque rouge s’agrandit. Il repéra les canaux. Il découvrit même une mer sur Mars et des champs étendus, rouge vert, les contours s’effilochèrent, des monts et des vallées apparurent, puis un plateau rectangulaire. Des bâtiments de marbre réguliers s'alignaient en bordure du plateau. Deux minutes plus tard la machine descendit doucement à proximité d’un de ces bâtiments de marbre et le poète sortit d’un saut de sa cabine, sur une pelouse douce, couleur rouille, à l’ombre de quelques arbres merveilleux en forme de lyre.

Des êtres étranges sortirent du bâtiment et lui firent des signes enthousiastes. Ils avaient des têtes parfaitement sphériques et des yeux qui brillaient au bout de longues antennes. Chacun possédait deux paires de bras – avec, sous les bras supérieurs, des membranes de vol comme chez la chauve-souris, alors que les membres inférieurs étaient des nageoires. Ils portaient des habits d’un métal doré et souple.

Le poète était gêné, il leva son chapeau et se présenta en balbutiant. Il avait compris d’emblée qu’il avait affaire à des Martiens. Dans sa gêne il se mit à leur parler et les autres répondirent. Il ne comprit pas leur discours mais, plus étonnamment, les autres le comprenaient. Ils l’écoutèrent attentivement et approuvèrent. Ils l’introduisirent dans une grande halle rouge, le firent asseoir, et il vit qu’ils tenaient conseil.

Quelques minutes plus tard un Martien de haut rang s’approcha de lui, il ne dit rien, il posa seulement sa main sur la tête du poète. Et, miracle ! Le poète comprit aussitôt clairement, avec précision, ce qu’ils voulaient de lui. Ils souhaitaient que le soir à six heures il leur fît une conférence sur la société de la Terre, sur l’humanité : les Martiens s’intéressent vivement à leur visiteur, ils savent qu’il vient de la Terre et ils attendent avidement le résumé qu’il fera sur les caractéristiques et les particularités de sa patrie.

Le poète disposait de six heures pleines pour se préparer. Les pensées bouillonnaient dans sa tête, ses tempes risquaient d’éclater. Quel sujet gigantesque, merveilleux, inépuisable – quelle opportunité ! Décrire l’humanité à un peuple qui n’avait jamais entendu parler de son espèce. De quoi devait-il parler, par quoi commencer ? Devait-il parler des Grecs et des Romains ? Devrait-il parler de César et de Napoléon ? Doit-il parler d’Edison et de Shakespeare ? Des grandes œuvres qui résument et incarnent clairement l’homme ? Ou devrait-il parler des grandes comédiennes ou de la bataille de Lodz, ou de Hindenburg, ou de l’éclatement de la guerre mondiale, ou vaut-il tout de même mieux commencer ce vaste sujet par les Romains ?

Vint l’heure de la conférence. Dans la vaste halle pavée de rouge les auditeurs se bousculaient : vingt mille Martiens curieux, surexcités, des hommes et des femmes, tous venus pour l’écouter.

À l’entrée du poète un silence mortel se fit dans l’immense halle. Le poète monta lentement, la tête légèrement penchée en avant, vers la tribune du lecteur. Il ne savait toujours pas ce qui adviendrait. Il salua, puis s’assit à côté de la petite table, porta un regard vers la salle. Le premier rang de chaises était principalement occupé par des femmes. Il se racla la gorge, il but un verre de la carafe d’eau qui lui était préparée, il toussa, il arrangea une mèche de cheveux sur son front, esquissa un sourire de son visage souffrant, puis de sa voix douce, cajoleuse, il se mit à réciter son poème intitulé « Mon minuscule opuscule », publié six mois auparavant par la revue « Beszterce et environs » dans la rubrique « De ci, de là », placé en haut, article de tête, parce que le numéro n’avait rien d’autre à offrir.

 

Borsszem Jankó, 27 décembre 1914.

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