Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
GrÈve de l’humanitÉ
ésormais
il est possible de comprendre clairement et de vérifier l’histoire
de la grande grève.
L’Humanité Organisée a
rédigé ses conditions voilà déjà trois ans
face à la Société Anonyme de la Nature ; la
rédaction de ces conditions a été rendue nécessaire
par des contraintes qui depuis longtemps auraient dû mener cette affaire
à la rupture.
La question de la limite d’âge
a joué un rôle important parmi ces conditions. La charge accrue de
travail, la rude concurrence, a depuis longtemps rendu insuffisants les
cinquante ou soixante ans comme durée maximale de versement d’un
salaire par la société anonyme. Durant quatre mille années
nous avons pu nous en sortir avec ça tant bien que mal, mais entre-temps
la matière s’est tellement accumulée que nous n’avons
guère eu le moyen de penser à nous-mêmes ; de plus,
compte tenu des diverses charges,
maladies, impôt cadavre, il aurait été juste et
équitable de nous attribuer un traitement plus honorable. D’aucuns
en gardaient encore rancune et exigeaient réparation des offenses
commises par la société anonyme contre
l’intérêt vital de l’Humanité Organisée,
dans les temps où notre situation matérielle et morale ne nous
permettait pas encore de protester efficacement contre les déluges,
tremblements de terre, épidémies et autres monstruosités.
Enfin, au début de la nouvelle
année, l'organisation a proclamé la grève. Ils ont
planté le QG de la grève dans la vallée de
l’Euphrate et du Gange, là où le mouvement avait pris son
départ sept mille ans auparavant, et où la société
anonyme avait conclu un premier contrat avec Adam, le premier homme. La
grève a commencé par une stratégie de résistance en
partie passive, en partie active.
« S’ils n’acceptent
pas nos conditions – proclame l’organisation
– d’abord nous cesserons de nous reproduire. Ensuite nous
suspendrons les travaux, mettant ainsi en danger les approvisionnements les
plus indispensables de la société anonyme. Nous ne creuserons
plus de mines, nous ne détruirons plus les fauves, nous ne labourerons
plus les terres. Nous revendiquons plus d’air, nous revendiquons
l’abolition de la grêle. Nous exigeons la réduction de la
vitesse de la chute libre, ainsi qu’une répartition plus juste des
masses ; il est indigne que l’homme se casse le cou s’il tombe
d’une hauteur de trois mille mètres. Nous revendiquons que les
ailes que jusqu’à présent nous devions placer aux frais de
notre fortune personnelle, nous soient désormais fournies par la caisse
de la société anonyme, comme elle fournit déjà les
oiseaux et les insectes. Nous exigeons pour nous-même les mêmes
droits que la société anonyme a concédé aux
matières inorganiques : des poumons corrects en acier ; un
estomac au moins aussi résistant, fort et endurant que les moteurs et
les machines que nous avons fabriqués nous-mêmes à notre
usage indépendamment de la société anonyme. Nous
revendiquons, en remplacement des os pesants et fragiles, un squelette en
aluminium, voire en acier. Nous exigeons l’usage de roues à la
place des jambes. Nous exigeons que la société anonyme tienne
compte de nos souhaits et désirs et qu’elle ne fasse pas la sourde
oreille chaque fois que nous lui en annonçons ou manifestons un ;
si moi par exemple je veux un visage lisse et imberbe et si je me rase dans ce
but, je ne veux pas que le lendemain la société anonyme me fasse
pousser une barbe encore plus dense et qu’elle m’entraîne
dans des frais aussi vains qu’inutiles. Nous exigeons la suppression des
maladies contagieuses et l’interdiction des montagnes volcaniques. Nous
revendiquons les mêmes branchies auxquelles ont droit les poissons afin
de ne pas être condamnés à la noyade dès que nous
nous trouvons un peu sous
l’eau. Nous exigeons une répartition équitable du
travail. »
La société anonyme a
d’abord eu recours à la méthode des exclusions. Elle a
tenté d’embaucher de nouveaux ouvriers : les fourmis et les
abeilles se sont proposées, les animaux domestiques, eux, se sont
montrés solidaires avec l'organisation. Les carnassiers ont bien voulu
s’engager à livrer de l’engrais de chair et de sang si
nécessaire à la transformation des végétaux ;
or il s’avéra relativement vite que tous ensemble ils ne sont pas
en mesure de répandre suffisamment de sang dans les délais
impartis et d’assassiner autant que l’Humanité
Organisée à elle seule.
Les grévistes sont ensuite
activement passés à l’attaque. À l’aide
d’excellentes machines ils ont percé la chaîne du Caucase et
ont fait déverser les eaux de l’océan Arctique sur
l’Europe. Leur slogan c’était :
« Rendez-nous le Déluge ! Noyons toute la
nature. »
À la minute où nous
écrivons ces lignes la grève dure toujours. Nos chances ne
cessent de croître. La société anonyme met tout en
branle : elle tente d’assécher le sol et de refouler les flots
au moyen de vents gigantesques. Elle tente également de maîtriser
les forces électriques et magnétiques, mais la plus grande part
de ces forces a déjà rejoint les grévistes.
Notre victoire paraît certaine :
la Société Anonyme de la Nature jette l’éponge et
accepte nos conditions. Mais entre-temps la situation a tellement
évolué que probablement nous ne nous contenterons plus des
résultats déjà acquis mais nous allons exiger que nos
représentants prennent part à la direction de la
société anonyme ainsi qu’au gouvernement. La
société anonyme tout entière flotte aujourd’hui dans
une petite barque, à la surface de l’eau, de même que nous
flottions voilà six mille ans dans l’arche de Noé, quand
ils étaient encore les plus forts.
Or cette fois, si la paix revient,
c’est nous qui, à l’aide des techniques, tracerons
l’arc-en-ciel sur l’horizon, en utilisant de formidables
projecteurs, en guise de témoignage de la réconciliation de
l’humanité avec Dieu, signalant par là qu’elle lui a
pardonné, qu’elle a ordonné l’arrêt des eaux
qui tombent à flot depuis quarante années, afin de lui extorquer
notre place bien méritée.
Borsszem Jankó, 18
avril 1915.