Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Élèves de seconde, de première et
de terminale, je vous prophétise un grand chagrin : le professeur Loránd Eötvös[1]
de notre université a découvert un nouvel instrument
permettant de mesurer directement la rotation de la Terre. À la question de
savoir s’il existe un instrument qui permet de mesurer directement la rotation
de
Je ressens une petite joie
maligne, ô, élèves de seconde et de première, à propos de ce petit ergotage.
Évidemment vous, vous avez cru que tout allait bien, que tout était réglé avec
le pendule de Foucault. Que l’on puisse aussi imaginer une autre méthode, un
autre point de vue, cela va vous surprendre un peu, vous qui croyiez que le
plus dur était passé. Bien sûr, puisqu’en cinquième on vous a hâtivement
inculqué que l’espace était un grand machin, un immense emplacement apparemment
rempli d’une sorte d’air appelé éther. Cet espace n’a ni longueur ni largeur
parce que, n’est-ce pas, si nous l’imaginons limité quelque part il devient légitime de poser la
question : qu’y a-t-il au-delà ? Un mur ? Une clôture ? Ou
quoi d’autre ? Et ce qui est au-delà du mur, ce n’est plus de
l’espace ? C’est le néant ? Donc, cette question était réglée,
l’espace ne devait avoir ni longueur ni largeur. Je ne comprends pas pourquoi
il fallait ensuite, en quatrième, passer à des questions de détail
insignifiantes qui, après avoir réglé les questions brûlantes et importantes
paraissent vraiment superflues, à savoir : d’après des calculs précis, ce
grand espace est meublé de toutes sortes de petites boules, des soleils, des
lunes, la terre, etc. Ce qui s’est passé ensuite en troisième est vraiment
ridicule, c’est couper les cheveux en quatre, c’est-à-dire que parmi toutes ces
boules on en a choisi une, même pas la plus grande, juste un petit avorton
nommé Terre, et qu’on ait ressenti le besoin de nous en parler tout au long
d’une année, de dire qu’il y a dessus différentes parties, des terres et des
eaux et tout cela. Et puis en seconde, en première et en terminale enfin, le
sujet s’est totalement rétréci, ôtant le sérieux à la science grandiose ;
on s’est mis à nous occuper de toutes sortes de questions secondaires : il
y a, soi-disant, sur la Terre des petits objets mobiles, autonomes, qui ne sont
même pas capables de vaincre la force de la gravitation parce qu’ils ont tout
le temps la bougeotte, ils remuent leur tête, ils sautent de la balance, sans
même veiller à préserver la forme géométrique la plus parfaite selon les
calculs, la sphère.
C’est avec un rire malin que je vous
fais savoir qu’après le baccalauréat, une fois que vous croirez en avoir fini
avec les problèmes et que vous saurez ce qu’il faut et ce qu’on peut savoir et
que vous aurez accédé à "l’école de la vie" comme le disait Monsieur
le Proviseur au banquet de fin d’année, dès la première année on recommence à
s’amuser, et à chicaner à propos de questions des plus minutieuses et
totalement dépourvues de sens.
Que vous le croyiez ou non, dans
cette première année on ne s’occupe de rien d’autre que de ces petits êtres
élastiques, gélatineux, que ni la géométrie, ni la physique ne daignent traiter
à cause de leur masse difforme. Alors maintenant figurez-vous que ces petits
machins, que pour faire bref la science traite sous le nom collectif
"d’hommes", causent toutes sortes d’ennuis, ils ont leurs propres
lois qu’il faudra rabâcher, car ni la loi de Gay-Lussac, ni celle de Boyle
Mariotte[2],
ni le théorème de Pythagore, ni la capillarité, ni l’équation de la tangente ne
suffisent pour nous y retrouver, pour les calculer et pour bien les prévoir.
Dans la première année ça va encore, on les traite encore en bloc comme une
masse compacte sous l’égide de messieurs les professeurs Kant, Schopenhauer et
le jeune Goethe de vingt ans. Mais plus tard ! Alors il apparaîtra que même
cela sera insuffisant, Les théorèmes, les lois et les équations difficilement
digérées dans les cours de ces excellents pédagogues deviendront rapidement
inutilisables quand nous voudrons les appliquer le jour de l’examen – examen où
il faudra calculer, non pas l’Humanité, la Société, l’État, mais calculer un
unique misérable petit bonhomme.
Après tout cela je
ne sais pas si je dois oser vous avouer que dans cette école où plus on monte
de classe moins on en sait et où celui qui a bien retenu les enseignements est
condamné au redoublement et seul celui qui a tout oublié ne doit pas redoubler
– je n’ose même pas avouer dans quelle classe de cette école je me trouve déjà.
Dans ma classe il n’y a plus d’espace et de temps et il n’y a plus de Terre et
il n’y a plus de société et d’humanité – ni physique, ni géométrie, ni histoire
– dans cette classe il n’y a plus qu’une seule matière d’enseignement qui
s’appelle "moi". Et il s’avère que c’est le plus difficile,
impossible de l’approfondir, de l’apprendre – par rapport à cette matière tout
le reste que nous savions ou que nous cherchions devient minuscule, devient
rien, et que moi par exemple quand j’ai lu que désormais, pour la seconde fois,
on a une preuve directe de la rotation de la Terre, je me suis dit : à
quoi bon que la Terre tourne si vite, ça nous donne le vertige et ça nous
retourne tout dans la tête – elle ferait mieux de s’arrêter un instant pour que
je me ressaisisse, pour que je ramasse mes idées éparpillées, pour calmer un
peu mes pensées et pour régler enfin la question substantielle : que
vais-je devenir ? Que vais-je devenir ? Que vais-je devenir ?
Pesti Napló, le 27 mai 1917.