Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
CHRONOMICROSCOPE
Je suis fier d’avoir inventé ce mot, et je
le remets solennellement, avec un certain recueillement, à un usage
scientifique et populaire. L’instrument dont il s’agit existe déjà sous une
forme primitive, seule son importance n’avait pas encore apparu à la science à
la mesure que, selon moi, il mériterait.
Je crois que c’est à Berlin qu’on s’en est
servi la première fois – c’est dans une revue technique de cinématographie que
j’avais lu un article sur cette invention, mais je suis certain qu’avec le
temps il deviendra un outil et un auxiliaire de travail important et
significatif tant de l’optique que de la psychologie expérimentale et par là
même de la science cognitive, de même qu’aujourd’hui le microscope ou les
rayons X sont des instruments des sciences naturelles.
Il s’agit simplement de ce qu’une industrie
cinématographique a inventé une pellicule de si grande sensibilité qu’elle est
capable de fixer des phénomènes lumineux en un temps dix, vingt, voire cent
fois moins long que ce qui est nécessaire à l’œil humain pour percevoir une
image.
Vous comprendrez l’importance de cette
invention dès que je vous relaterai certaines expériences déjà exécutées avec
cette pellicule. À l’aide de la nouvelle caméra mobile on a photographié la
trajectoire de la balle tirée d’un fusil, jusqu’à ce qu’elle pénètre dans le
tronc d’un arbre à quelques mètres de distance. Lors de la prise de vue on a
fait tourner la roue aussi vite que la sensibilité de la pellicule le permettait.
Ensuite on a projeté le film positif une fois développé au tempo qui convenait
à l’œil humain. Le résultat : le canon du fusil demeure immobile sur
l’image – un instant plus tard la balle en sort à une lenteur pénible, elle
avance dans l’air à une allure cahotante, elle s’approche de l’arbre – elle y
parvient enfin, mais il reste encore une distance entre la balle et l’arbre –
la surface du tronc est déjà enfoncée (sous l’effet de la pression de l’air
poussé), jusqu’à ce que la balle disparaisse enfin dans cet enfoncement.
L’importance de cette expérience est
incalculable. Des phénomènes qui se déroulent en un fragment de temps
minuscule, imperceptible pour l’œil, seules des spéculations nous permettaient
jusqu’ici d’en avoir une idée – de même qu’avant l’invention du microscope on
ne pouvait que présumer l’existence de certains êtres ou phénomènes
moléculaires dont aujourd’hui, à l’aide du microscope, nous avons une
connaissance concrète. À l’aide du chronomicroscope (c’est le nom que je donne
à cette caméra cinématographique), un monde nouveau des phénomènes s’ouvre à la
science et sous nos yeux : le microcosme du mouvement – la trajectoire de la foudre qui frappe, les mystères de
la formation des cellules – l’occurrence des phénomènes s’élargit et elle
devient confortablement observable avec toutes ses origines et tous les
phénomènes latéraux dont jusqu’ici nous ignorions tout.
Pensons à ce qui se passera quand on mettra
nos actions sous examen du chronomicroscope. La dimension temps est tout aussi
riche en phénomènes que celles de l’espace – il est certain que des découvertes
surprenantes suivront, dès que le chronomicroscope entrera en fonction. Naîtra
la chronobactériologie – entre les interstices des actions, des mouvements, on
découvrira des germes, de minuscules petits animaux de mouvements, qui
s’avéreront être les causes jusque-là inconnues d’actions erronées ou
défectueuses. Des mouvements minuscules, de micros événements, qui ont dévié de
sa trajectoire un mouvement ou une action commencée vers un certain but, et
l’ont détournée dans une direction défectueuse, erronée, incorrecte, contre
nature. La chronopathologie et la chronothérapie traiteront ces sujets dans le
détail, d’une part pour constater leur présence, d’autre part pour veiller à
leur élimination.
En mettant une gifle sous le
chronomicroscope, on apprendra qu’à l’origine elle devait être une caresse –
les doigts se courbaient et s’ouvraient doucement : c’est à la dernière
seconde que quelque chose est intervenu, la paume de la main s’est crispée et
la main a frappé.
À propos d’un baiser on apprendra qu’il
voulait être une morsure – je soupçonne depuis longtemps que l’amour en tant
qu’instinct visait à l’origine l’instinct de conservation des fauves – cette
survivance de ce but initial oublié par l’homme se retrouve dans le
dicton : je t’aime tant que je te mangerais.
Du geste suicidaire d’un homme qui pointe
son revolver contre sa tempe il s’avérera qu’il voulait seulement allumer sa
cigarette ; et d’un autre qui allume sa cigarette on découvrira qu’il
avait l’intention d’incendier sa maison.
On apprendra du ciel ensoleillé qu’il était
destiné à être couvert, et de la guerre que sa cause était un intense désir de
paix.
On découvrira, si l’on ne l’a pas encore
découvert, que le chronomicroscope s’il n’est pas bon pour un papier
scientifique, il est franchement mauvais en tant que blague.
Il s’avérera en général – mais qu’il
s’avère vite !