Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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toison d’or

MÉDÉE : Jason !

Jason (il lit "Le Nouvelles de Colchide", il fait celui qui n’a pas entendu.)

MÉDÉE : Jason !

Jason (il lit.)

MÉDÉE : Jaasoon !

Jason (de mauvaise grâce)  : Hein ?

MÉDÉE : Jason, je connais une chanson.

Jason : Laisse tomber. Je n’aime pas ces nouvelles rengaines.

MÉDÉE : (amèrement) Bien sûr, si tu les entendais par Kreusa à l’opéra populaire, tu les aimerais. Mais ces chansons-là ne sont pas chantées au music-hall. Elles sont chantées au Journal Officiel.

Jason : Mon œil !

MÉDÉE : Si, et il s’agit dedans de… À ton avis, de quoi il s’agit dedans ?

Jason (il bâille)  : Tu ne voudrais pas jeter un coup d’œil aux enfants ?

MÉDÉE : Il s’agit dedans de la toison d’or.

Jason (il pose sa revue)  : Qu’est-ce que tu racontes ?

MÉDÉE : Je savais que tu allais écouter enfin. C’est ta faiblesse. C’est ton talon d’Achille.

Jason (nerveusement)  : S’il te plaît… Laissons ça ! À propos d’Achille, si d’après toi il était plus doué que moi, tu n’avais qu’à l’épouser, ce… ce… héros de réclame… ce quart de dieu… Et en ce qui concerne la toison d’or…

MÉDÉE : Le Journal Officiel dit qu’elle va être donnée à un autre…

Jason (il sursaute)  : Qu’est-ce que tu dis ?

MÉDÉE  :Pourquoi tu me regardes comme ça ? Je ne suis pas une tête de Gorgone.

Jason (nerveusement)  : ça y est, ce coup-ci tu me confonds avec Thésée. Il serait temps, mon petit, que tu révises un peu ta mythologie contemporaine. Si tu crois qu’il est plus glorieux d’assommer ce taureau phtisique souterrain que de rapporter la toison d’or, tu n’avais qu’à le dire avant notre mariage. Tu n’avais qu’à l’épouser, lui. Ils ont un beau logement. Avec plein de pièces. Il est vrai que c’est souterrain. C’est tellement grand que la cuisinière, pour servir la soupe dans la salle à manger, est obligée de dérouler une pelote de tickets de pains, pour retrouver son chemin. Un jour Thésée avait un besoin urgent, il a sursauté au milieu du déjeuner, et n’a trouvé le petit coin que trois semaines plus tard. Pour rebrousser chemin, c’était plus facile. Il y avait des traces.

MÉDÉE : Jason, tu n’as pas toute ta tête. Je parle de la toison d’or.

Jason : Qui ça regarde ? À qui appartient cette toison d’or ?

MÉDÉE (malicieusement)  : Regarde dans le Journal Officiel.

Jason (nerveusement)  : Tu sais que je n’aime pas lire. Mon nom n’y figure pas ?

MÉDÉE : Non.

Jason : Comment ? Ma toison d’or ? Que j’ai rapportée ? On ne mentionne même pas mon nom ?

MÉDÉE : Apparemment ils n’ont pas parlé de toi.

Jason (il explose)  : Qui sont ces messieurs ? Comment osent-ils ? De quel droit ? Ces messieurs se trouvaient-il sur l’Argo ?

MÉDÉE : Je ne m’en souviens pas. Pourtant j’ai bien observé l’équipage pendant le débarquement en Colchide. (Enjôleuse) C’est toi que j’ai vu en premier.

Jason (il la repousse nerveusement)  : Laisse tomber, je n’ai pas le temps. C’est inouï ! Étaient-ils là entre Charybde et Scylla où on devait glisser à travers en aussi peu de temps qu’un tram passe à son arrêt quand il y a encore vingt-cinq personnes désireuses de monter ? Ont-ils résisté au sous-marin de Poséidon ? Se sont-ils battus contre le dragon pour te gagner ? Encore que j’aurais mieux fait de me battre contre toi pour gagner le dragon.

MÉDÉE : Jason !

Jason : Bon, bon ! Et où ces messieurs auraient-ils porté ma toison d’or ?

MÉDÉE : à des festivités de la cour. Au couronnement par exemple.

Jason : Ah bon ! Ben, j’irai… J’irai à ce genre de festivité… Je demanderai à ces messieurs comment ils ont fait faire la copie… Je leur dirai de les mesurer à l’épreuve du feu… Laquelle est la vraie… J’y vais… Où est ma cotte de maille ?

MÉDÉE (sans gêne)  : Elle n’a pas encore été ramenée du nettoyage. Mais de toute façon, pas si vite… Lis d’abord l’étiquette sur les tenues imposées…

Jason (nerveusement)  : Tu sais que je ne sais pas lire l’allemand. C’est quoi ces tenues ?

MÉDÉE : Tout d’abord : habit de cérémonie, pantalon, veste à brandebourgs, aigrette. Attends, une seconde. (Elle frappe un coup de sa baguette magique, les vêtements et accessoires apparaissent.)

Jason : Quoi ? Que je mette tout ça ?

MÉDÉE : Eh oui. Cette tenue est obligatoire au sacre, debout de six heures et demie le matin à trois heures de l’après-midi. Ensuite on monte au Château… on marche… puis le déjeuner où on ne peut pas manger…

Jason : On ne peut pas manger ? Pourquoi ?

MÉDÉE : Parce que c’est un repas symbolique.

Jason : Un repas symbolique ? Moi je rapporte la vraie toison d’or et eux, ils me servent un repas symbolique ? (il s’assoit) Merci bien. Apparemment ces messieurs sont plus dignes de la toison d’or – je ne serais pas capable de tels exploits. Charybde et Scylla, passe encore ! Mais rester debout neuf heures durant entre un député de l’opposition et  celui de la majorité, pour me contenter d’un repas symbolique, non merci ! Je préfère m’en passer ! À leur santé ! (Il attrape le Journal , il continue de le lire. Il marmonne.) Repas symbolique !… Qu’on ne peut pas manger !… C’est bon pour Hercules, ça !…

 

Pesti Napló, le 21 janvier 1917.

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