Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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ESPÉRANTO

 

Espoir !... Si je n’en connaissais qu’un seul mot, celui-ci, je dirais : écoutez-le, écoutez ce qu’il veut dire. Des professeurs enthousiastes de cette langue artificielle me contactent ces temps-ci, par écrit et oralement, à travers le brouhaha des voix, c’est « d’une voix forte, animés d’une foi sincère » qu’ils chantent en chœur l’hymne de l’espéranto.

La voco iras forte kaj libere...

Et dans le tourbillon de ce capharnaüm babélien ils se tiennent solides et têtus, ils argumentent, ils expliquent et insistent : maintenant, justement aujourd’hui, quand l’orgueil national haineux et belliqueux crie par des centaines de voix, c’est maintenant que vous devez essayer de vous comprendre dans ce langage simple et pur. Ce ne sont pas des hasards apportant avec toutes les survivances des traditions, mais c’est la raison et la clairvoyance qui ont créé cette langue le sixième jour.

C’est à travers ce désarroi et ce chaos que je leur tends aujourd’hui la main : n’argumentez plus, n’expliquez plus – vous avez raison. Je n’ai jamais ressenti plus clairement qu’aujourd’hui ce que signifient les aspects positifs qui concernent la vie humaine, la vie elle-même, qui commence, qui passe et qui se meurt en nous et autour de nous, cette vie qui se rebiffe, qui aimerait se sauvegarder elle-même, unique certitude dont elle soit au courant : ses pauvres oreilles, sa pauvre bouche, ses pauvres cœurs et poumons, que la mort et la haine poussent sous la terre sourde. Tout le reste n’est que tristesse, incertitude et brouillard, tout le reste auquel, par rapport au plus important, nous consacrons tant de soin ces temps-ci : destin et but de l’humanité, place des classes sociales, droits des nations, garantie des valeurs. Efforts incertains et sans issue – revisitez l’histoire de l’humanité : tous les efforts tendant à perfectionner le genre humain sont restés vains, sans résultat. On ne peut pas remédier au genre humain – mais on peut améliorer l’homme lui-même : n'existe-t-il pas la longue-vue et le microscope qui permettrait d’augmenter mille fois la vue par rapport à ce que la nature mesquine et incompétente a attribué – et n’existe-t-il pas le téléphone qui allonge l’ouïe à des centaines de lieues ? Mais pour que cela fût possible, il aurait fallu qu’on cherchât la perfection dans la direction que la nature et la cognition avaient désignée – et que nous avons refusé de voir avec nos yeux et d’entendre avec nos oreilles. Et que nous eussions utilisé les organes avides et désireux de notre corps à ce pour quoi ils ont été destinés et que nous ne les eussions pas échangés au moment où des matériaux plus perfectionnés leur permettaient une satisfaction plus parfaite que ce dont ils étaient capables tout seuls. Voyez le cerveau humain : l’organe le plus extraordinaire de toutes les possibilités – pourquoi en faites-vous un autre usage que celui pour lequel il a été désigné ? Il n’a pas été fabriqué pour soulever des poids, pour voir dans le passé et l’avenir : c’est le centre de notre système nerveux, il sert à gouverner la république des mille organes de notre corps, la protéger, et la maintenir en vie. C’est dans cette optique que vous devez vous occuper de lui et vous arriverez à le rendre si parfait, obtenir par lui de tels résultats qu’aujourd’hui vous n’osez même pas rêver. Essayez de l’entraîner, de le pétrir, de le fortifier grâce à des substances plus solides et plus résistantes – utilisez-le pour penser à vous-même et confiez le souci du destin du genre humain à un autre organe sous la maîtrise duquel il fonctionne, dans un concert heureux, si tu n’ébrèches son droit à l’autodétermination, par de lâches réflexions.

Salut donc à la langue artificielle, quand elle court à l’aide de la nature, pour réaliser plus vite mon désir de parler avec plus de gens qui me ressemblent, pour que je reçoive, que je donne et que je communique plus d’affection. C’est de l’homme qu’elle s’occupe, de moi, de mon désir de comprendre et d’aimer mon congénère, l’homme autre, quand il ouvre la bouche et me crie : mi parlas esperante ! Moi, l’unique possibilité sur la Terre, je ne parle pas le désordre et la haine – je parle espoir !

 

Pesti Napló, le 1er décembre 1918.

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