Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

H. G. Wells

 

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I.

 

Je garde un souvenir psychiquement vécu, de l’âge de six ans. C’est le soir, nous sommes installés dans le jardin sous le ciel étoilé. Je harcèle de mes questions un des amis de mon père, le savant Monsieur Sányi. Il se met à parler des étoiles et de l’espace infini, et moi, ébahi, comme si mon véritable être naissait ce soir-là du brouillard et du chaos, je m’éveille, pris d’un vertige, à la réalité : à l’unique fait possible que la pensée ne peut pas englober, mais il nous est pourtant impossible de penser autre chose – l’unique vérité qu’il est absurde de voir comme vraie, mais que nous sommes encore plus incapables d’accepter comme mensonge. En un clin d’œil la notion terrible de l’Existence s’éclaire devant moi : elle enferme tout ce qui est fait et réalité, de concert avec le fait principal et la réalité principale : moi-même – mais cette notion elle-même est un rêve irréel, une contradiction insoluble, un non-sens. Tout autour l’immensité infinie, une chose impensable, un cauchemar – et de cet impossible, de cet impensable, de ce non-existant, moi, la Réalité, le Fait, l’Existant, je suis une petite partie. Aussi loin que soit de moi l’Infini, je suis moi tout aussi loin de l’infini – s’il n’existe pas, si je nie son existence, je nie également la mienne – si je l’admets, je dois me considérer moi tout aussi impensable et inconcevable que cet autre.

Je me rappelle très bien cet effet élémentaire que cette prise de conscience a déclenché en moi. Et en même temps que cet effet, je fus saisi par un étonnement : il me paraissait à la fois incroyable et comiquement étrange que des gens s’occupent aussi d’autre chose que de cet unique problème par rapport auquel toute autre question, autre besoin et curiosité concernant notre vie et celle des autres se rapetisse tellement et perd autant son intérêt que le numéro de l’ordonnance de la cour d’appel dont on fait lecture aux condamnés à mort avant son exécution.

Il était étrange que les gens courent, marchent en tous sens, se querellent et s’embrassent, construisent des machines et des maisons, examinent leurs désirs et l’imbrication de leurs espoirs et la composition chimique des corps, pleurent et rient en aspirant au bonheur – or, à partir de l’instant de leur éveil à la conscience ils devraient s’arrêter sans bouger comme les arbres, le visage tourné vers le ciel étoilé, les yeux exorbités interroger et attendre la réponse, la réponse de l’Existence par rapport à laquelle toute Vie et tout bonheur et toute connaissance sont vulgaires, inintéressants, détails négligeables.

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II.

 

L’objet de l’art, nous le savons et l’admettons tous, est la vie, avec toute sa richesse et ses mouvements – et la mort, avec tout son mystère et sa poésie. La logique superficielle est encline d’en tirer la conclusion que l’objet de l’art est donc infini – or, comme nous l’avons vu, la Vie et la Mort ne sont que des parties passablement limitées de l’Existence, de cette réalité qui, au-delà du pays de l’art ou peut-être autour, englobe le domaine de l’empire de la Pensée.

Depuis le début de la civilisation humaine, à de larges intervalles, se trouvèrent des voyageurs aventureux qui essayèrent de chercher un passage entre les deux empires : le fini et l’infini, entre Art et Métaphysique, Connaissance et Réflexion. L’un, par pure curiosité, afin de multiplier le nombre des routes – l’autre avec une foi conquérante, pour raccorder le pays de l’Art à l’infini – un troisième avec le secret espoir de donner une forme à l’Infini, en le soumettant aux lois de l’art.

La lignée de ces aventuriers, que le commun appelle des esprits chimériques ou des utopistes, c’est H. G. Wells, un Anglais d’origine irlandaise, qui les représente de nos jours.

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III.

 

Parmi les trois possibilités énumérées de l’art du fantastique, H. G. Wells est le plus proche de la troisième. C’est dans cette mesure qu’il relie ce fantastique purement distrayant, le fantastique exploitant l’impossible et l’inconnu comme moyen d’intéresser, que représente Jules Verne, ami de la jeunesse, à cet autre extrême qui dans le Gulliver du grand Swift découvre et présente le miracle des géants et des nains et des villes flottantes et des chevaux humains comme méthode expérimentale seulement, afin de légitimer et attester par eux les lois métaphysiques du pessimisme. Le fantastique chez Verne est le moyen de la distraction, de l’effet artistique, chez Swift il est celui de la pensée, de la philosophie, tandis que chez H. G. Wells il est réellement une fin en soi, occasion et opportunité pour donner une forme à l’imagination sans forme que nous nous faisons de l’inconnu, sans toutefois délimiter par cette forme son évolution ultérieure, prévenir ses transformations : autrement dit, sans en retirer le contenu pensé, philosophique, spéculatif.

Conformément à cela, le fantastique de Wells est une construction logique des plus sévère : jamais un château réel n’a été étayé avec autant de contreforts, de poutres, de traverses que ces châteaux chimériques. L’imagination qui ici, parmi nous, au pays de la réalité, peut voltiger dans une relative liberté en tant que matière de conte et image onirique, chez lui, dans son propre royaume, il est tenu de rendre compte de chacun de ses pas, devant la cour de la nécessité logique. Et surprise : c’est justement cela qui rend le fantastique de Wells plus riche, plus coloré, multiple, que chez d’autres. Comparons Wells à Verne sur un terrain commun. Tous les deux ont écrit leur voyage dans la Lune (Verne : Voyage dans la Lune ; Wells : The first Men in the Moon). À quel point l’imagination de Verne est plus enfantine, plus pauvre, moins colorée, pourtant au sens ordinaire plus fantastique parce que moins scientifique, il se préoccupe moins de la vraisemblance logique, ne gardant sous les yeux que le fantastique, Verne puise davantage dans la réalité, Wells, lui, dans la possibilité ! Et il apparaît que ce que nous ne connaissons pas mais admettons comme possible, en un mot, ce qui est logique, est en tout point plus intéressant, plus excitant et fait mieux voler notre imagination, que ce que nous pouvons bien imaginer mais nous ne le jugeons pas possible. Le monde de H. G. Wells n’est vraiment pas un monde onirique, comme pourrait le prétendre un quelconque critique sentimental : il est plus clair, moins mystérieux que la réalité, voire se distingue de la réalité en ce qu’il ne contient aucun mystère. L’idée que les Martiens, s’ils existent, descendront un jour sur la Terre, l’idée que la science, si elle poursuit son progrès, finira par produire un homme invisible, une chimère et une machine du temps, sont plus facile à admettre que l’idée que tout cela ne pourra jamais se produire : de même que ce soir dont je parlais à l’âge de mes six ans, j’ai cru et compris plus facilement que les étoiles minuscules, les mondes et les sphères gigantesques, ressemblent aux nôtres – que le conte simple de ma nourrice sur la petite chandelle aux fenêtres du paradis.

L’imagination de H. G. Wells est extraterrestre mais non surhumaine, irréelle mais non irrationnelle. Ce n’est pas un monde à part germé dans le cerveau du poète, mais une compréhension meilleure, plus claire, plus parfaite, de l’unique monde qui existe – l’imagination inspirée par la réalité. Seul celui qui dans la poésie, dans l’esprit, cherche une force mystérieuse, insaisissable pour nos sens, peut s’étonner que H. G. Wells n’ait pas seulement écrit des livres sur l’homme invisible et les Martiens, mais il a aussi publié un ouvrage technique et sérieux sur le socialisme et, en tant qu’homme politique actif, il prend une part importante dans les luttes menées pour les intérêts les plus pratiques de la société des hommes. Celui qui s’imagine que ceci va au détriment de l’art, celui qui avec Chesterton juge le processus de la création artistique et de la réflexion incompatible avec la logique, dans le cas de H. G. Wells – expérimentant en lui-même la loi de la contradiction, doit reconnaître que cela ne tient pas. Nous, nous allons plus loin. Léonard de Vinci un jour, debout devant son avion (parce que le poète du sourire de la Joconde voulait s’envoler avec de vraies ailes, non des ailes imaginaires comme le croient les dilettantes et autres admirateurs) dit ces mots : « Cette machine ne peut pas être bonne parce qu’elle n’est pas belle. » Elle ne peut pas être bonne, ne peut pas convenir, ne peut pas être une réalité utilisable. Jamais personne n’a encore mieux exprimé les tenants et aboutissants qui relient l’art au monde. Les dilettantes et les admirateurs qui cherchent la beauté quelque part dans l’odeur de la fleur bleue du romantisme, dans les songes et les rêveries « que la réalité ne peut jamais approcher », entendent bien sûr, interloqués, que la notion du plus beau et celle « du plus réel » tombent ensemble sur le point le plus élevé, que morale et philosophie et esthétique cherchent en fin de compte une et même chose, la perfection, et cette perfection seul l’esprit humain peut l’approcher, à son moment le plus tendu, le plus vivant, le plus éveillé. Par rapport à cette veille, à cet éveil à la réalité, tout songe et toute rêverie sont gris et plats et ternes – la vision la plus merveilleuse du poète ne vaut pas le spectacle qui s’ouvrirait à nous si nos yeux corporels étaient parfaits – l’hallucination la plus horrible de l’admirateur se perd dans le cri victorieux qui remplirait le monde si notre oreille était capable de la capter. Nous ne pouvons pas imaginer un miracle, ayant repoussé la limite du possible, dont il n’existerait pas de miracle plus grand encore, si nous avons rejeté tout possible. C’est ainsi que la veille est supérieure au rêve, la réalité à la poésie, le fantastique au mystique. C’est pourquoi non seulement les esthètes, même les plus minaudiers, les plus abstraits, doivent prendre au sérieux l’œuvre de H. G. Wells, mais aussi les lecteurs qui claironnent dans toute l’Europe, appuyés sur leur grand nombre, que la pensée gratuite n’est pas un jeu inutile et le jeu avec la pensée n’est pas un luxe superflu.

 

Nyugat, 1921, n°12.

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