Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

JEUX DE SOCIÉTÉ DE LA VIE THÉÂTRALE

 

"Jeu de lettres", "Incrustation", "Anagramme", "renrouter" (retourner), "Examen de l’Archiduc", "Qui fait quoi ?", etc. Vous souvenez-vous des jeux de société dans Színházi Élet[1] ? Si, dans trente ou quarante ans, quelqu’un feuillette les numéros des quatre ou cinq dernières années de la revue pour mieux s’imaginer les loisirs et amusements quotidiens à l’époque des guerres mondiales et des révolutions, il n’en croira pas ses yeux. Des guerres succédaient à des révolutions, des régimes s’écroulaient dans un vacarme assourdissant, des maisons se renversaient sur la tête, des convois de trains fous zigzaguaient en tous sens, tout tourbillonnait dans le fossé du Temps déréglé ; et en même temps, quand il n’existait pas de vie assurée ni sur la terre ni dans le ciel, et chaque jour servait autant d’épouvantes qu’autrefois cinq décennies – dans ces journées effrayantes, noires et rouges et incendiées, une poignée d’hommes s’amusaient à compter les hommes célèbres dont le nom commence par un B ou par un K – à essayer d’incruster un mot, un nom ou un slogan entier dans des phrases sensées. D’autres encore fouillaient dans les arcanes du trésor du vocabulaire de la langue hongroise, à la recherche de mots qui ont aussi un sens si on les lit à l’envers – d’autres encore jouaient à décomposer des noms de personnes en leurs lettres, et recomposaient les mêmes lettres de façon que cela produise un trait de caractère du susdit. Ils faisaient revivre de vieux amusements infantiles, des blagues d’étudiants. À la fin, last but not least, apparut la contrepèterie. Il convenait de porter à ces jeux un soin minutieux – on aurait pu penser qu’ils ne valaient pas toute cette peine. Et il y avait quelque chose de comique, d’enfantin, d’immature dans tout cela : des adultes sérieux, des hommes politiques, des marchands et des professeurs, quand ils prenaient la revue en main, fronçaient les sourcils, hochaient la tête d’indignation – c’est incroyable qu’un écrivain de renom se prête à pareilles balivernes, à semblables amusements dignes de collégiens, qu’il y ajoute même une préface. Mais ce qui est vraiment inouï, c’est que le public en redemandait de ce mauvais goût : pendant qu’autour d’eux l’horizon n’était que feu et flammes, ils taillaient des contrepèteries, et le nombre de joueurs augmentait de semaine en semaine – ils envoyaient leurs lettres par milliers à la rédaction, venues de toutes les classes de la société, de toutes les régions du pays ; du fond des tranchées, des camps de prisonniers de guerre, de continents lointains, pendant que chez nous, pâles et tremblants, nous attendions les nouvelles, nous nous attroupions devant les correspondances de guerre affichées, pour nous imaginer, à partir de ces quelques mots succincts, l’épopée héroïque inconnue qui se déroulait au dehors. Pendant ce temps le héros de l’épopée, le soldat de la guerre mondiale, sous la lueur boréale des shrapnells explosés, dans l’enfer chuintant des mines, au milieu de la comédie divine, ouvrait avidement le numéro égaré par-là de Színházi Élet, pour vérifier si sa participation au concours "d’Incrustation" ou de "Satidrof" qu’il avait envoyé du front sur une carte avait bien paru. Monsieur le professeur hoche la tête avec ahurissement : « si ce n’est pas ça la folie de masse, l’abêtissement de la plèbe, alors je ne sais pas ce que c’est ! » Et il piétine la revue, sort de chez lui pour vaquer à ses occupations ; et cinq minutes plus tard il s’aperçoit qu’il ne peut faire attention à rien, il est rentré dans quelqu’un, ou il a oublié de rendre un salut, car il doit avant tout placer le nom de Sári Fedák[2] dans une phrase "d’Incrustation", et même mieux que personne ! Et il découvre étonné qu’il ressent la fierté pour le jeu de mots bien réussi, comme une preuve de son génie.

Tout cela n’était pas simplement un narcotique pour oublier nos douleurs, ou pour crier fort dans le noir comme un enfant qui a peur. Ne méprisons pas le jeu, les enfants, même s’il est infantile : si nous cherchons la racine de l’instinct qui nous oblige à jouer, nous trouverons aussi la racine de cet autre instinct qui a provoqué les grandes découvertes. Le travail magnifique que nous appelons expérience ou recherche, qu’est-il autre que la mise ensemble arbitraire d’éléments qui ne se trouvent pas dans la nature dans cette composition-là – et le progrès dans le monde, qu’est-il d’autre que le résultat de quelques expériences ? Les chercheurs d’or ont souvent fini par trouver la poudre – et on ne peut jamais prévoir quand le jeu va basculer du côté sérieux ; ou bien, quand la réalité sanglante va devenir un petit rien ludique. Des guerres balaient des peuples, l’Assyrie s’écroule, des continents s’enfoncent dans l’océan, ils n’ont pas laissé assez de traces pour qu’un enfant de notre siècle s’en souvienne – mais tout le monde est au courant qu’un Homère a existé qui savait mettre ensemble des syllabes pour donner un rythme semblable au battement du cœur ; et cette petite pulsation silencieuse et ludique s’élevant jusqu’au firmament a surmonté le vacarme des vagues.

Jeu des mots – jeu des notions – la poésie ne permet pas de savoir lequel est sérieux, lequel est un jeu : celui des mots ? Celui des notions ? On peut jouer même avec les notions, pour constituer la forme que nous nous étions dessinée à l’avance.

 

Színházi Élet, 1922, n°16.

Article suivant paru dans Színházi Élet



[1] "Vie théâtrale"

[2] Actrice célèbre (1879-1955)