Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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expressionNisme

 

Dans un de ses articles Andor Adorján[1], journaliste hongrois établi à Paris, rend compte d’une représentation parisienne de "Liliom"[2]. C’est dans son article que j’ai rencontré, exprimée pour la première fois, l’angoisse que le foisonnement de l’expressionnisme théâtral provoque chez quelques critiques clairvoyants – je pense à des critiques qui ne sont pas trop jeunes pour être des révolutionnaires bornés, et pas encore assez vieux pour être des réactionnaires obtus.

Je songe au critique sobre, sobrement enthousiaste, dont la compétence est authentifiée par une vieille culture et une vieille expérience, et à qui une jeune imagination et un jeune talent donnent le droit d’intervenir. Ce critique ne peut se laisser entraîner par le caprice des modes et ne se laisse pas ficeler par un dogme scolaire, le marécage du passé ne peut pas embourber son pied, mais il ne peut pas être non plus emporté par la tornade de quelque avenir inconnu. Il marche avec assurance et pondération sur le sol ferme du présent, il regarde à droite et à gauche, les yeux tournés vers demain il mène derrière lui le fil d’Ariane d’hier pour éviter de se perdre. Il ne se laisse pas déboussoler par des apôtres ivres autoproclamés autorités, il est invulnérable aux sarcasmes de disciples étroits : il ne se préoccupe guère de savoir qui proclame le nouveau savoir, c’est seul le contenu du nouveau savoir, de la nouvelle vision, de la nouvelle connaissance qui l’intéresse ; sa curiosité étanchée, il les compare d’abord à la réalité et c’est seulement ensuite qu’il prononce une sentence. Pour lui, dans l’infernale Babel de la confusion d’idées dans laquelle au début de notre siècle étouffe toute question artistique, sociale, politique ou économique – dans ce brouillamini, il n’y a qu’un seul point de vue important qu’il s’agisse de n’importe quel sujet : parvenir à des notions pures, simples, exprimées en termes clairs et compréhensibles pour tous, avant d’aller plus loin. De ce point de vue notre époque ressemble à la fin du dix-huitième siècle, c’est le besoin des encyclopédistes d’éclairer les notions qui a ressuscité : fabriquer un nouveau dictionnaire afin de nous comprendre entre nous.

Dans ce dictionnaire si on m’en confiait la tâche, à l’entrée "Expressionnisme" je joindrais dans la marge l’explication suivante :

J’ai vu récemment un film expressionniste. Je dois dire tout de suite qu’il m’a beaucoup plu – mais jusqu’à un certain point seulement : et c’est justement ce point qui, dans son principe, a clarifié le problème pour moi. Sur l’écran apparurent d’abord des décors – un détail de rue, puis un coin de forêt, avec des sculptures et des personnages stylisés. Des maisons de guingois, aux têtes de travers, des fenêtres rhomboédriques, des cheminées en spirales et dans le ciel une lune carrée. Sans rire, je l’ai beaucoup aimé – cet effet d’ensemble intéresse, irrite, entraîne – la dérogation aux conventions ennuyeuses suscite des effets qui fertilisent l’imagination ; des idées révolutionnaires se voient justifiées, l’image occupe l’attention davantage qu’un arrière-plan classique constitué avec soin, de surcroît il exprime mieux les efforts nerveux de l’époque. Tout cela aurait été très beau et enthousiasmant si l’harmonie des images stylisées qui défilent n’avait pas été brusquement troublée par quelque chose. Cette chose était un homme vivant qui tout à coup est apparu sur l’écran et d’un seul coup a tout gâché. L’homme portait un habit expressionniste afin de se fondre dans l’image – mais que valent une tête et des mains et des pieds et un visage carrés, ou peints, en forme de tire-bouchon, s’ils ne sont pas cohérents avec la ligne expressionniste – pendant qu’il marchait dans la rue concave, le long des murs des maisons penchées sous un angle aigu, il ne pouvait pas tordre en biais sa colonne vertébrale, il ne pouvait pas allonger une de ses jambes d’un demi-mètre pour suivre et compléter les lignes. L’arrière-plan et le premier plan, l’homme et le milieu, devenaient brusquement comiques et risibles : ils étaient mal assortis, ils faisaient penser au déjeuner que la commère cigogne a donné au compère renard et où les plats raffinés étaient servis dans des tubes et des flacons au long col, mais le museau du sire était d’autre mesure.

Tout à coup l’escroquerie et l’impossibilité apparurent au grand jour. L’homme vivant offrit une vue pitoyable sur cet arrière-plan expressionniste, comme une truite jetée sur la plage : bien qu’il essayât d’accorder son style vestimentaire à cette hiérarchie inversée des choses, libérée des conventions, il était incapable de chausser des souliers en forme de chapeau et de coiffer sa tête d’un chapeau en forme de soulier. Que faire alors ? Faut-il éliminer l’homme vivant de l’art, faut-il chasser Adam du paradis que l’expressionnisme a conçu pour lui ? Mais alors à quoi sert ce paradis ?

La réponse est simple. Ce paradis a été fabriqué dans un brouillard vide d’air, dans une cornue – ils n’ont qu’à fabriquer également un homoncule, dans la même cornue, sinon tout cela ne sert à rien. Le vieil Adam, tel que nous le connaissons depuis sept ou huit mille ans, avec sa silhouette inchangée, est là, debout, tout nu dans le monde, et il attend que l’art l’habille. Mais cet art a beau faire ce qu’il peut, des efforts pour produire du neuf, il existe certaines règles qu’il ne peut pas outrepasser : les chaussures en forme de pieds et le chapeau en forme de tête, puisque pieds et tête ne sont pas disposés à progresser et à changer de rôle. Tous les produits de l’art, peinture et sculpture, poésie et musique, architecture et scénographie, doivent porter sur elles la marque immuable du corps humain – car tout habit du corps humain est immuable aussi, tout poème et image et sculpture et maison et chambre et scène sont des organes du corps humain – tous ne sont que vêtements taillés pour le corps humain et tous ces vêtements, à travers les transformations de cent mille époques et modes, se distinguent de tout autre objet de la nature par un de leur trait commun substantiel : ils ont une forme humaine.

Adam adresse donc une demande au nouveau tailleur Maître Expressionnisme, une demande pour rattraper son oubli quand il avait passé la commande car il s’enthousiasmait trop à l’idée que le costume devait sauter aux yeux par son originalité, il lui demande de revenir encore une fois avant d’exécuter son travail, pour prendre des mesures – et garder la mesure.

 

Színházi Élet, 1923, n°26.

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[1] Andor Adorján (1883-1966). Journaliste, traducteur, intallé en France depuis 1919.

[2] Pièce (1909) de Ferenc Molnár (1878-1952).