Frigyes Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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ÉTAMINE DE PAPILLON ROSE PÂLE

 

(Six milligrammes et demi de buée distillée, essuyés d’un verre de lunettes, ou le quart d’un soupir interrompu, expiré dix années auparavant en cinq épisodes après une goutte de pluie glissant d’une baleine de parapluie,– par ailleurs, à la grande surprise du poète, pièce à  succès au Théâtre Renaissance.)

 

PREMIER SOUFFLE

(La scène se passe dans  le coin d’un mouchoir dans la poche arrière d’un pantalon depuis longtemps non porté. Au bord de ce coin sont assis Móric Anodin, une poussière soufflée là, et Sári Banalité, une petite tache de peinture lilas que le propriétaire du mouchoir avait par hasard essuyée quelque part.)

 

Móric, le petit garçon (traverse la scène en courant) : Comme l’air est transparent !

Sári : Mon cul !

Une mouche (en l’air) : z-z-z… (Elle vole.)

Móric (essaye de l’attraper).

Sári : Pourquoi tu t’agites ?

Móric : Ça te regarde ?

Sári : Si ça me regarde ? Na !

Móric : Né. Vous dites, na.

Sári : Na, je ne dirai pas, né.

Móric : Je dis. Pourquoi tu dis, je dis. Pourquoi je dis, tu dis. Pourquoi l’un dit je dis, et l’autre dit : tu dis. L’un dit ça avec un s, et l’autre dit ça sans s. Comme c’est curieux, comme c’est bizarre, pourtant tous les deux entendent par-là qu’ils disent. C’est merveilleux, comme l’infini.

Sári : Ne le dites pas, vous risqueriez de l’abîmer.

L’air (tremble). 

L’eau (à elle-même) : Hachedeux o, hèchedeux o, huchedeux o ! (Pour ne pas l’oublier.)

Móric : DramepaysanCastelbuda. Pour quand le champagne, trois bretzels géants, aïe, bonheur, malheur, aïe !

François Joseph (entre) : Me voici, me voilà, je brille comme le goudron chaud.

Sári : Tiens, l’empereur.

Le boulanger (avec une corbeille) : Galettes impériales, galettes impériales !

Móric (soupire) : Comment peut être le monde ? Comment peut être un comédien ? Comment peut être une comédienne ? Comment peut être une scène ? Comment peut être un drame ?

L’action (frappe).

 

Rideau

 

DEUXIÈME SOUFFLE

(Lieu : Sodome et Gomorrhe. Sári Banalité se baigne, nue dans un feu de soufre.)

 

Móric : Hé, garçon, l’addition !

Sári : Pourquoi vous causez comme ça, pourquoi vous dites hé ?

Móric : Petite fofolle, petite bouillie bordelaise, petit cor au pied, petit diablotin matinal sous le cœur, petit micmac. 

Sári : Mais, ça alors, eh ben, mais, quand même, euh… (Elle respire.)

Móric : Montre-moi comment tu fais.

Sári : Comme… ça… (Elle respire.)

Móric : Mais comme… comment… tel… Cesse, arrête, je suis nerveux, je ne supporte pas tant d’excitation.

L’action (frappe de l’extérieur).

Móric : C’est qui ?

L’action (modestement, derrière la porte) : Docteur Action.

Móric : Ferme-la, dégage. Ici des écrivains, gentlemans raffinés, s’amusent – allez plutôt chez Ferenc Molnár !

L’action (du dehors) : Là je ne vais pas, on m’a fait là une offre malhonnête. (Elle part.)

Móric (chante) : 

                 Erger-Berger, Strinberger

                 Les auteurs ne cessent de gamberger.

la preuve qu’ils n’hésitent de s’adresser à ce camelot, au lieu de regarder tomber les feuilles mortes.

 

Rideau

 

TROISIÈME SOUFFLE

(Feuille morte tombant. Madame L’Amour, Docteur Action.)

 

Móric : Bonjour.

Madame L’Amour : Oh, qu’il est mignon ! Embrassez-moi !

Móric (essaie de déposer ses lèvres sur ses lèvres à elle). 

Docteur Action (passe la tête). 

Móric : Qu’y a-t-il ? Encore ? Vous ne me laissez jamais tranquille, même ici quand je veux échanger un baiser…

L’action : Pardon, je croyais que vous m’aviez appelée. C’est le Docteur Bárdos qui m’a dit que vous m’aviez appelée…

Móric (en colère) : Le Docteur Bárdos[1] actuellement, en 1912, avant le déluge, aimerait seulement obtenir de Medgyaszai le Théâtre de l’Avenue Andrássy. Disparaissez !

L’action (déçue) : Alors, on ne s’embrasse plus ?

Móric (avec orgueil) : Non tant qu’il existe en ce monde des chèvres… je veux dire des feuilles mortes qui tombent ! (Il ramasse une feuille morte par terre et l’épouse.)

 

Rideau

 

QUATRIÈME SOUFFLE

(Un banc, nulle part.)

 

Móric : Un banc.

Sári : Un banc donc.

Móric : BancdoncBandon. Abandon. Vie abandonnée. Mort.

Sári : Tiens (Elle tape des pieds.)

Un insecte (grimpe).

La caténaire (existe).

La mer (également).

Une étoile (aussi).

Móric : Alors, tu m’aimes ?

Sári (heureuse) : Mon cul !

Docteur Action (veut entrer) : S’il vous plaît, le directeur vous…

Móric (furieux) : Encore ? (Il sursaute.) Je ne participerai plus jamais à des cochonneries pareilles ! Je vous salue bien bas – faites mieux si vous en êtes capable !

L’action : C’est maintenant que vous dites ça ?!...

 

Rideau

 

CINQUIÈME SOUFFLE

(La scène d’un théâtre, dans le fond, des nuages, un avion, un précipice, une chute d’eau, une mitraillette, le désert de Gobi, un gratte-ciel, une pyramide.)

 

Madame L’Amour : Ah ! Infâme séducteur ! (Elle le poignarde.)

L’amour : Ah oui ? Tiens ! (Il se marie, il divorce, il boit du poison, il va à la guerre.)

Sári (sanglote) : Ma mère a bu de la soude et elle a percé le tunnel du Simplon, où les salauds d’assassins de salami l’ont attiré dans un guet-apens et Xavér par une dépêche veut tirer une balle dans cinq minutes à la tête de Móric – donc je cours en Amérique ! (Elle sort en renversant l’équilibre des Balkans. – Éclairs, tonnerre.)

Móric (arrive en haletant) : Où est Sári ?

Docteur Action (se frotte les mains, ironise) : J’ai réglé son cas, moi. Elle tournera mal, le grand prince russe explosera, Lénine sera couronné, Sári en qualité de tsarine recouvrera ses six enfants, parmi eux Olivér dans la poche de qui on retrouvera aussi le diamant perdu.

Móric : Tout ça en cinq minutes ?

L’action : Que voulez-vous, si vous ne m’en avez pas laissé davantage.

Móric : La vie est un rêve…

L’action : Mais le public n’est pas venu ici pour dormir. Je vous salue bien bas. (Elle part.)

Móric : Et pourtant elle tombe, la feuille morte…

 

Rideau

 

Színházi Élet, 1923, n°48

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