Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
auteur et ComÉdien
Ils ne se comprennent
pas parce qu’ils sont trop proches parents.
Entre eux la différence est
quantitative : l’écrivain contient le comédien – le comédien ne contient
pas l’auteur.
Observez l’auteur qui assiste à la
répétition de sa pièce : ses lèvres bougent, il récite le rôle. Parfois il
s’arrête, il ferme la bouche, il acquiesce – cela signifie que le comédien
vient de trouver le ton juste – mais d’où lui vient cette aune sûre, cette
relativité fatale, que c’est cela qui est juste, c’est ainsi qu’il faut le
faire ? Puisque l’auteur n’a pas suivi de cours de théâtre, ne connaît pas
les lois de la comédie, n’a pas étudié le métier auprès de maîtres.
Il convient de faire cela comme il le
ferait lui s’il jouait.
Le comédien fait une moue dédaigneuse.
Évidemment, chaque auteur est partial pour sa propre pièce – il la croit
singulière, être seul à la comprendre et que les autres ne peuvent la
comprendre autrement que par son truchement.
Et pourtant : c’est lui qui a raison,
il convient de regarder au fond de l’exigence paraissant partiale, il faut le
faire comme lui le ferait. Qu’est-ce que cela signifie ?
Cela signifie qu’il l’a faite telle qu’elle
doit être jouée – que penses-tu, comédien, pourquoi ? C’est parce que même
dans l’art de la comédie c’est lui qui reste ton maître : le rôle existait
avant même que tu n’existes, et le rôle que tu incarnes est né en lui.
En lui, en son âme – mais pas sur ses
lèvres à lui, pas sur son visage à lui, dis-tu, toi qui penses le savoir.
Comment le sais-tu ?
Sur des lèvres ou sur la pointe du stylo –
est-ce une grande différence ? Une chose est certaine : il a écrit un
discours et non une pensée abstraite. Or celui qui écrit un discours, il
l’écrit parce qu’il doit parler. Et celui qui doit parler et qui sait parler –
n’est-il pas le seul qui connaît le secret de la voix et de l’accent d’un
discours prononcé ?
Tu parles à travers lui, en réalité c’est
lui, le comédien – tu n’es qu’un rôle, mais lui, il est tous les rôles – où les
a-t-il puisés, sinon en lui-même ?
Au commencement était l’écrivain, puis vint
le comédien que l’écrivain a créé le sixième jour à sa propre image – parce que
le jardin d’Éden avait besoin qu’il y habite – mais il n’a fait que lui louer
ce jardin qu’il avait toujours considéré comme le sien : il l’a loué à la
condition qu’il ne touche pas à l’arbre du Savoir ; il ne veut pas
connaître mieux que l’écrivain comment il convient de jouer le rôle ; la
similitude apparente lui évite de se confondre avec son créateur.
Est-ce un hasard si les quatre auteurs
dramatiques les plus célèbres et les plus grands, Aristophane, Euripide,
Shakespeare et Molière, ont joué physiquement aussi, sur la scène, ce qu’ils
ont joué dans leur âme au moment de la naissance de leur drame ? Est-ce que
cela signifie seulement un double talent, une singularité, une exception
intéressante, des exigences extraordinaires, des conditions d’époques
culturelles imparfaitement formées, primitives, et rien de plus ?
Le petit nombre d’occurrences, la rareté,
ne constituent pas toujours le critère de l’extraordinaire. En période d’épidémie il y a plus de malades que de bien
portants : personne n’a pourtant songé à prétendre que la santé est une
chose extraordinaire. Le fait que les écrivains ne jouent que rarement leurs
pièces ne signifie pas qu’ils n’en seraient pas
capables – bien au contraire, la solution normale de la question du rôle
principal, découlant de la nature de l’écriture dramatique, en remontant à son
origine, devrait absolument être qu’il ne soit joué que par celui qui l’a
écrit.
Mais si notre époque a socialement séparé
le comédien et l’auteur dramatique, il ne faut pas admettre qu’ils vivent
séparément, même dans le cadre du métier. Ce n’est pas du comédien que l’auteur
apprend ce qu’il doit écrire, mais le comédien ne peut apprendre que par
l’auteur ce qu’il doit jouer – et aussi comment il doit le jouer.
Qui est un bon auteur dramatique ?
Celui qui écrit un bon rôle. Mais qu’est-ce qu’un bon rôle ? Le rôle que
le comédien ressent comme tel. Celui donc qui écrit un bon rôle, non par hasard
et accidentellement, mais avec la main sûre et des sentiments sûrs, est un bon
comédien parce qu’il est bon auteur dramatique, et il est bon auteur dramatique
parce qu’il est bon comédien. Et s’il ne joue pas lui-même le rôle qu’il a
écrit, au moins il le fait jouer tel qu’il le jouerait – ce n’est que modestie
de sa part de dire au comédien « vous voyez, c’est ainsi que je l’ai
pensé », plutôt que « vous voyez, moi je jouerais ceci comme
ça ».
Ce n’est pas un droit mais le devoir de
l’auteur dramatique de mettre en scène sa propre pièce.
Színházi Élet, n°41, 1924.