Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
guillotine de sauvetage et
verre opalisÉ
(Lettre à mon arrière-petit-fils sur le
tramway de Budapest)
on cher Lajos ou mon cher Feri,
qui naîtra dans une trentaine d’années – j’ai décidé que les petites choses
comme celle que je compte te relater, je les écrirai désormais à toi, et j’éviterai
d’en importuner mes contemporains. Il existe ici autour de moi, à mon époque,
dans cette ville, des choses qui représentent pour toi les aimables revers et
l’aspect comique du passé, certaines choses qui font effet, même sur moi,
d’incroyables curiosités, comme si elles ne se produisaient pas dans le
présent, mais dans un passé beaucoup plus lointain, mettons au temps de
l’Inquisition en Espagne ou de la guerre de Trente ans ; comme si je ne
les vivais pas, mais je les lisais dans quelque lettre ancienne et jaunie, dans
un musée – ou encore plus, comme si j’avais voyagé sur la célèbre machine à
remonter le temps de HG. Wells, partant de l’époque dans laquelle tu vis,
jusqu’à une époque où j’en serais descendu par distraction, la machine aurait continué
sa course, ou aurait fait demi-tour pour revenir, m’ayant oublié sur place.
C’est pourquoi je dis que je te considère toi, qui ne naîtras que dans trente
ans, davantage mon contemporain dans ces moments – et je crois que les petites
choses que je te raconterai de l’époque présente t’intéresseront.
Car rien de cela n’intéresse les gens
d’ici. Écoute, je pourrais aussi bien les raconter à eux, j’ai même fait
quelques tentatives de les leur dire tels d’incroyables et étonnants
anachronismes, mais ils ont haussé les épaules et répondu : et
alors ? Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? C’est comme ça ! – Et
ils ont continué leur route. Prenons par exemple le cas du tramway de Budapest.
Si tu te rends au département presse de ton musée, et si tu feuillettes parmi
les antiquités journalistiques de nos jours, tu t’apercevras que notre bon
vieux moyen de transport cahotant, le tramway, qui est pour toi tel la
diligence pour nous, a écrasé tant de gens chaque mois, et tu demanderas
comment cela était possible. Moi qui ai été témoin de bien des écrasements
mortels par le tram, je peux te dire avec la simplicité d’un reporter, comment
ces choses-là se produisent. Il existe une planche sur le devant de ces
tramways, devant les roues avant – elle s’appelle planche de sauvetage car sa
prétendue fonction est d’empêcher qu’une personne tombée par hasard devant le
tram ne soit écrasée par les roues, la planche est censée la pousser de côté,
l’éloigner et donc lui sauver la vie.
Mais cette planche, tu me crois, n’est-ce
pas, mon Lajos, elle est mauvaise, elle est tout simplement mal faite, inapte à
la fonction pour laquelle on l’a prévue. En effet elle a une quinzaine de
centimètres de moins que ce qu’il faudrait. Il reste un trop grand espace entre
la planche et les rails, donc dans neuf cas sur dix arrive ce que j’ai vu, la
planche salvatrice, au lieu de pousser sur le côté la malheureuse victime
tombée sur les rails, la coince, la piège sous elle, fixe sa tête dans un étau,
transporte les jambes sous les roues comme la planche de la guillotine sous le
couperet pour que la victime ne puisse en aucun cas échapper à son sort, même
si son instinct vital et son inventivité lui dictaient le geste astucieux
d’écarter les parties essentielles de son corps au dernier instant.
Tu as les cheveux qui se dressent sur ta
tête, n’est-ce pas, mon Feri, et tu me demandes ce
qui se passe, sommes-nous tous devenus fous ou est-ce moi seul qui suis devenu
fou de voir cela et de ne rien dire ? C’est un homicide involontaire – si
un unique cas a pu prouver que ces planches sont inadéquates, aussitôt, le jour
même il faudrait les démonter toutes de tous les tramways, et les remplacer par
un autre montage plus adapté, puisque apparemment l’inventeur de ce système
n’était pas à la hauteur de sa tâche. C’est presque un meurtre – il n’appartient même pas au public de le constater, mais à la
société des tramways dont la vocation est de s’occuper des tramways, ils n’ont
que ça à faire – ils doivent aussi bien connaître la nature du tramway, ce
monstre miraculeux, qu’un palefrenier son cheval : combien il a de pattes
et comment il s’en sert.
Alors écoute, mon Lajos, cela fait dix ans
que je sais cela, et quelques autres le savent aussi, il n’est pas nécessaire
d’être un expert pour le savoir, je l’ai moi-même écrit par trois fois et
personne n’a publié un démenti, et les procès-verbaux de la police l’ont aussi
constaté officiellement à plusieurs reprises. Tout le monde le sait, la chose a
été attestée – la société des tramways le sait aussi, et elle hoche sa tête attristée
comme un savant des sciences naturelles, un connaisseur approfondi de l’Electrozoon Antropophagis Budapestiensis, comme Brehm[1] quand il a démontré que le tigre possède
malheureusement une imperfection regrettable, celle de manger la tête de
l’homme : eh oui, c’est comme ça.
Je ne peux dire mes soupçons qu’à toi, mon Feri, les autres ne me croient pas : la société des
tramways n’a jamais vu un tram de sa vie, et je vais même plus loin : la
société des tramways ignore ce qu’est un tram, dans quelle mer on l’a péché et
à quoi il sert ; seulement ils ont honte de l’avouer et ils font semblant
de le savoir ; comme le Juif de jadis qui demande au Français l’heure
qu’il est, et quand on lui répond « je ne sais pas », il se frappe la
tête et dit : « Aïwe, chehon
sho spull ! ». La
société a honte d’avouer son ignorance, et nous, nous n’osons pas lui rappeler
les notions de base. Ces terribles soupçons se sont incrustés en moi l’autre
jour, je voyageais Avenue Rákóczi dans un de ces trams dont les fenêtres,
vas-tu me croire, mon Feri, étaient fabriquées en
verre opalisé non transparent, comme celles des discrets cabinets de toilette.
Par conséquent, vas-tu seulement me croire, mon Lajos ? Les passagers ne
peuvent pas voir la rue où ils se trouvent et où ils veulent descendre !
La seule explication que je trouve est que la société des tramways prend les
trams qui lui sont inconnus tantôt pour des cabinets de toilette, tantôt pour
une machine d’exécution à la Guillotin, et elle fait construire ce moyen de
transport dans ce fatal malentendu.
Que vienne enfin un homme courageux qui ose
découper dans le dictionnaire le mot tramway et l’envoie à la société
pour qu’elle apprenne enfin la vérité : un tram n’est pas un outil
chirurgical servant à amputer des têtes, des bras et des jambes, il n’est pas
non plus un lieu de rendez-vous exclusif pour riches hommes d’affaires et PDG à
la retraite, il n’est pas plus une colonne de réclame bon marché à l’usage de la
capitale, il n’est pas un discret local public où il ne faut voir ni de
l’extérieur ni de l’intérieur, il n’est pas un vestige antique ni un miracle
zoologique : le tramway est un moyen de transport destiné à faciliter
les déplacements des passagers.
Az Est, mardi, 12 février 1924.
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paru dans Az Est