Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Erzsike[1] deviendra actrice et
steinach[2] [3]
(réponse
à un courrier)
Ma chère Erzsike,
À plusieurs titres je te demande pardon en
répondant à ta gentille lettre. Premièrement, pour le ton, te tutoyer, qui plus
est une inconnue. Mais écoute, j’ai trente-sept ans, alors que toi qui écris
que tu as dix-huit ans ; tu as en
effet dix-huit ans, en jugeant d’après ta lettre. Ne me comprends pas mal,
ta lettre est à tel point intelligente et supérieure et talentueuse, que
Schopenhauer aurait pu l’écrire lui-même, ou bien cet autre, le nouveau, ce
Spengler[4]. Eh oui, comment puis-je savoir ton âge de
dix-huit ans, même si tu ne l’as pas écrit ? Et même, si tu ne signes pas
de ton nom, comment puis-je savoir que c’est toi, qui as dix-huit ans et que
l’on appelle Erzsike, et que tu n’es pas plutôt ce
Spengler, et pas même une femme de trente ans d’intelligence moyenne, malgré
que le ton de ta lettre soit étonnamment intelligent ; qu’en penses-tu ?
Ne te casse pas la tête, c’est l’œuf de Colomb, mon Erzsike.
Voici comment : le Spengler ne m’aurait pas déclaré que 1. il veut
être comédienne et que 2. ses parents ne veulent pas qu’elle le devienne
mais elle le deviendra quand même, 3. devrait-elle le devenir quand
même ? 4. quelle est mon opinion sur le métier de comédien ?
Deuxièmement, excuse-moi de te répondre
dans une lettre ouverte. Mais tu vois que "je n’ai pas le temps d’écrire
peu" comme le disait l’excellent Horace – moi je dois écrire des articles,
tant et tant de lignes – je n’ai pas le temps de rédiger pour toi une lettre
brève et condensée. De toute façon ta question, à savoir quelle est mon opinion
sur le métier de comédien, est d’intérêt public et me donne l’occasion
d’intervenir dans la grande généralité.
Bref – le métier de comédien.
La comédie, selon la très juste affirmation
de Diderot… ou plutôt de Steinach… mais pas du
tout !
Mais que diable me veut ce Steinach ? C’est la troisième fois que j’efface cette
ligne et ce Steinach revient chaque fois. Tu sais, ce
maître de jouvence. Je ne comprends pas il me passe tout le temps par la tête.
Soyons sérieux. Chère Mademoiselle, vous me
demandez ce que je pense du métier de comédien, ce que je vois de substantiel
dans l’art du théâtre – si je vous recommande de devenir comédienne.
Cette question, à mon humble avis, est
inséparable de la catastrophe du drame, du drame d’aujourd’hui. Car en gros le
drame du drame d’aujourd’hui, la tragédie de la tragédie, ressemble fortement à
une légende de Faust moderne dont Faust est l’homme nouveau, sa Marguerite est
la femme nouvelle, son Méphisto est ce… euh… ce Steinach.
Encore ce Steinach !
Eh oui – lui, sûrement lui ! Car je
suis forcé de penser à lui et pas à la théorie de l’art théâtral, car, pendant
la lecture de ta lettre j’ai ressenti tout à coup, j’ai trouvé la clé de la
chose, la clé de la vie, la clé de la jeunesse – et excuse-moi, que valent par
rapport à une telle découverte l’art tout entier et ton affreux problème !
La jeunesse ! Dans cette époque
étrange qui est la nôtre tout le monde veut être jeune ; ce n’est pas par
hasard que j’ai appelé Méphisto ce professeur de médecine à cheveux blancs qui
promet à nous tous un élixir miraculeux qui nous rendra à nous tous, à moi
aussi, nos dix-huit ans, l’âge que tu as mon Erzsike…
Car nous tous, avec nos habits extravagants et nos Bernard Shaw dansant le
shimmy et nos coupes de cheveux à la garçonne et nos jupes courtes et nos
théories sur l’art du théâtre et sur la métaphysique et sur le destin de l’Europe,
nous voulons tous redevenir fondamentalement des Erzsike
de dix-huit ans – et maintenant, pendant que je lisais ta lettre, j’ai
brusquement réalisé pourquoi cela ne réussira pas, malgré toute notre
intelligence et notre esprit et nos inventions et malgré toutes les manigances
et astuces de notre Steinach-Méphisto – cela ne
réussira pas car la jeunesse, ma chère Erzsike, n’est
ni coupe à la garçonne ni jupe courte ni figure rasée ni auteur dramatique qui
danse et n’est pas le succès effarant d’une actrice quinquagénaire dans un rôle
d’adolescente ; ce n’est pas non plus le remplacement des reins, des
poumons et du foie, le rajeunissement des muscles et des tendons, la sécrétion
fraîche des glandes remplacées par de la moelle de singe, ô Méphisto-Steinach ; la jeunesse c’est ta lettre sérieuse et
intelligente, mon Erzsike, la jeunesse c’est que tu
veux être comédienne et que tes parents s’y opposent et que tu crois que moi
j’ai une opinion sur le métier de comédien, et que mon opinion peut avoir une
influence sur ta décision et sur ta vie et que toi, comme tu l’écris, si tu
apprends le sens de l’art théâtral, tu en déchiffreras aussi son but et sa
valeur.
C’est ça la jeunesse qu’aucune sorte de Steinach ne peut restituer, car celui qui veut nous
rajeunir ne devrait pas nous donner,
mais au contraire nous prendre :
nous prendre cette chose qui fait qu’un portefaix de trente ans en tant
qu’homme supérieur et plus grand peut donner conseil à un Napoléon de vingt
ans. Cette chose particulière qu’une époque plus sincère et plus calme qui
n’avait pas honte de connaître, en plus du printemps, un été et un automne
aussi, cette époque-là l’appelait ainsi : expérience.
Pardonne-moi, Erzsike,
de t’avoir volée, au lieu de t’enseigner, c’est moi qui ai appris quelque chose
de toi. En échange contre tes mots intelligents, accepte ces quelques mots
sincères – crois-moi, cela n’est pas non plus sans valeur.
En outre, deviens comédienne,
naturellement.
Pesti Napló, 6 septembre 1925.