Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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FRANCÉ[1]

 

LA VIE DES PLANTES

 

1. Vers le milieu du siècle dernier, au temps des grands succès de Darwin et de ses émules, peut-être pas par hasard, le genre que la littérature a ratifié sous le titre de "science naturelle vulgarisée" ou "vulgarisation des connaissances" est devenu à la mode. Sa tâche initiale aurait été d’informer le grand public, que la pédanterie du langage technique prive de la jouissance des œuvres sources, sur l’évolution des sujets scientifiques, et de lui en rendre compte de temps en temps. La mode de ce nouveau genre n’est pas restée sans effets réciproques – devant le grand succès de librairie, en tant que possibilité d’une divulgation rapide des nouvelles concernant les découvertes scientifiques, le langage rigide uniforme des œuvres sources et des ouvrages techniques s’y est aussi conformé – il s’est trouvé des savants sérieux qui, ayant compris le grand principe de la différence fondamentale entre publication et expression, se sont efforcés d’écrire leurs ouvrages scientifiques de façon  à intéresser également ceux que l’on appelle les tiers, le lecteur, même si celui-ci ne se destine pas à la science, mais aspire seulement à une érudition. (Un résultat salutaire, un pas vers l’âge d’or classique de la science, où le savoir n’est pas carrière ou poste, mais la satisfaction la plus noble de notre curiosité.) La "science populaire" initialement à but pédagogique s’est scindée en deux dans les rangs de l’évolution des genres – l’une, ayant plutôt conservé ce but initial, a fabriqué des extraits passionnants du "grand roman de la réalité", comme un des auteurs intitule les sciences naturelles (c’est Bölsche[2] qui atteint le plus haut degré de cette tendance et en même temps le début de son déclin) – l’autre, en se rendant autonome, devient tôt ou tard quelque chose de tout à fait sérieux, elle considère les sciences naturelles seulement comme un moyen et se met au service de la philosophie de la nature. Dans ce genre se blottit la possibilité de la naissance de chefs-d’œuvre d’une valeur incontestable.

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2. Francé, botaniste d’origine hongroise, dans son beau livre (La vie des plantes), se place quelque part entre les deux. Il ne parvient pas jusqu’à une nouvelle philosophie personnelle de la nature, il ne cherche d’ailleurs pas cela ; même dans sa philosophie générale il y a un peu de pathos excessif, rappelant le ton fâcheusement onctueux du bateleur des prétendus théâtres scientifiques allemands illustrés d’images projetées de "vulgarisation". Dans le pathos de Francé il y a plus de bon goût – il est plutôt romantique, accentuant son enchantement lyrique devant la beauté des miracles de la nature qu’il présente. La perfection de la communication, ce degré qui dans le "roman de la réalité" est apparemment le même que dans le genre épique : pour que la description de la nature rende inutile l’évaluation, il ne parvient pas à cela par les mêmes moyens que par exemple Fabre, qui dans ses Mémoires entomologiques, en décrivant la vie des insectes, permet au lecteur de pousser des cris d’ébahissement et d’enchantement, car il est sûr de son affaire. Pourtant la matière qu’élabore Francé est particulièrement intéressante, même pour ceux qui ne sont pas tout à fait profanes dans le monde de nos frères vivants, les plantes muettes et immobiles – on aimerait presque recevoir moins de réflexion et plus de données. Mais Francé, avec une ambition louable, tient à présenter non seulement des vues, mais une vraie vision, en quantité suffisante pour illustrer et justifier sa conception. Il est dommage en revanche, me dis-je, que cette conception ne soit pas aussi originale et aussi surprenante que les exemples – c’est une situation singulière de l’écroulement de l’équilibre qui se produit justement pour la raison que ces phénomènes énumérés font réfléchir davantage le lecteur que la loi créée par l’écrivain – les exemples sont plus instructifs que les conclusions qu’il en tire. La conception philosophique de la nature de Francé se nourrit en réalité des sources orthodoxes de la science de l’évolution – son fil rouge est le principe d’utilité. Il est vrai que son livre justifie de façon convaincante la pertinence de ce principe – l’imbrication des choses comme des roues dentées, et particulièrement l’interdépendance ou quasi-symbiose des insectes et des fleurs, est vraiment étonnante dans le monde des plantes, bien plus apparente et évidente qu’ailleurs. La représentation efficace de cette imbrication est le côté fort de Francé – de même que la conclusion que, au-delà des exemples, le lecteur en retient, comme le message véritable du livre, et que Francé a probablement été le premier à envisager avec une telle fermeté : la flore n’est pas une forme primitive, une survivance par atavisme de la vie – ayant compris l’intelligence merveilleusement complexe des espèces, ce n’est pas une mère ancestrale, mais c’est une sœur de rang égal, voire plus évoluée que doit y reconnaître la vie qui a pris une forme animale et humaine – une sœur qui a grandi avec elles et qui dans son royaume est aussi parfaite que les autres.

 

Nyugat, n°19 1925,

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[1] Raoul Francé (1874-1943). Biologiste hongrois d’origine française.

[2] Wilhelm Bölsche  (1861-1939). Écrivain allemand.