Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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je prÉside l’examen de la classe

en d’autres termes

je commence à impressionner Gabi

L’examen de la classe de CM2 a eu lieu hier à l’école de la rue Vály. Pour Gabi c’était doublement un jour d’adieu, puisqu’il prenait congé de sa classe, mais aussi de sa qualité d’écolier du cycle élémentaire (il sera collégien l’année prochaine) ; il essaye de m’expliquer de quoi il s’agit en quelques mots bienveillants, paternels.

- Mais non, Papa, dit-il en hochant la tête avec indulgence, ce n’est pas aujourd’hui que nous recevons les bulletins. On nous les remettra à la fête de clôture.

- On ne les montrera même pas aux parents, aujourd’hui ?

- Ah non ! À personne au monde. Le maître a bien répondu à Dudás que même Dieu le Père n’a pas le droit d’y jeter un regard avant la distribution.

Je me suis senti vexé.

- Parions qu’on me le montrera à moi.

Gabi me regarde de biais, et je lis dans son regard un blâme courtois mais apitoyé : tu te pousses du col, mon vieux. Si même le père de Dudás qui est boucher ne peut pas…

Bon, nous verrons bien. L’enfant a raison, l’école a un effet intimidant même sur moi. Le petit livre qu’on leur distribue chaque année donne des instructions fermes et catégoriques concernant l’élève et les parents. L’élève est un élève et le parent est un parent. L’élève est tenu de ceci et de cela, dit le petit livre, en revanche le parent ou le tuteur fait comme ci et comme ça. Le petit livre bienveillant mais sévère réglemente les tâches et l’attitude du parent envers l’école. En le lisant, j’ai le sentiment étrange, moitié rassurant, moitié inquiétant que moi, parent, j’appartiens également à l’école, je fonctionne sous sa tutelle, je lui dois de remplir mon devoir de parent, pour le reste je dois lui faire confiance. L’élève séjourne et s’instruit à l’école – pendant ce temps le parent séjourne à son domicile et… heu…

J’ai beau retourner la chose dans tous les sens, je n’arrive pas à vaincre mon parti pris de parent ; le plus grave est que Gabi le sait et trouve cela naturel. Il trouve naturel que je dise à l’appariteur, un peu contraint : « pardon, Monsieur, s’il vous plaît, la classe de CM2 se trouve bien par ici ? », et je me découvre. Gabi ignore qu’au portier en livrée de la présidence du conseil je lancerais un orgueilleux « écoutez, mon ami ». Gabi sait que du point de vue de l’école il n’y a pas de différence substantielle entre parent et élève, et qu’il est normal que je passe dans le couloir sur la pointe des pieds, en rasant les murs des classes, dont filtre un léger bourdonnement. Il se permet même un avertissement :

- Chut, Papa, il faut parler doucement ici.

Dans la classe de CM2 l’atmosphère est solennelle. Des bouquets de fleurs sur la table. Les enfants portent des chemises blanches, se tiennent sagement assis et chuchotent jusqu’à l’entrée de monsieur l’instituteur. Quelques parents sont assis, sages et recueillis, sur des chaises poussées contre les murs. Je subis les regards croisés des enfants qui constatent que j’appartiens à Gabi en qualité de parent ou tuteur. Gabi regagne sa place, sa démarche est légère et familière ; alors que moi je reste près de la porte comme un domestique ayant accompagné son maître au club. Gabi se fait entourer. Gabi s’anime. J’observe avec étonnement le naturel avec lequel il discute avec ses camarades : j’envie à quel point les autres le considèrent comme un des leurs. J’aimerais moi aussi leur appartenir, discuter avec eux, en confiance et sans parti pris, comme Gabi, mais je sens que je les gênerais et moi-même je serais gauche : eux, ils se figeraient, me répondraient par des politesses froides. Aucune chance. C’est la classe des CM2, et moi j’appartiens aux parents des CM2. Il n’existe pas d’acte révolutionnaire qui saurait dissoudre cette différence de classes.

Je commence à me sentir orphelin. Je m’approche de Gabi qui rit en compagnie de deux garçons. Je lui adresse doucement la parole, il se tourne vers moi, son visage devient sérieux, il baisse le ton.

- Écoute, Gabi… dis-je en me forçant à une impartialité parfaite, où peut se trouver Monsieur l’instituteur ? J’aimerais aller le voir.

- Ce n’est pas permis, Papa. Les parents n’ont pas le droit d’entrer dans la salle des professeurs. Mais il va bientôt venir.

Je toussote, je me range de côté. Les enfants lèvent sur moi un regard sévère.

Mais voici l’instituteur qui s’approche à pas rapides. Bruyants chuchotements, tout le monde se lève – moi aussi – Asseyez-vous ! Nous sommes tous impressionnés

Suit une prière. Puis Monsieur l’instituteur se racle la gorge, porte un regard circulaire. Il m’aperçoit aussi, il m’envoie un signe de tête chaleureux et aimable. Je lui réponds aussi par un sourire – ensuite je me surprends à chercher aussitôt le regard de Gabi, a-t-il remarqué cette complicité entre monsieur l’instituteur et moi ? Je recommence à regagner confiance en moi.

Exercice de calcul. Dix-huit et quatre font… je pose le deux et je retiens…

- Gabi, continue !

Gabi saute sur pieds et se précipite au tableau. Je guette chacun de ses gestes, excité, comment il saisit la craie, comment il fronce les sourcils dans un effort de concentration ; avec son bras allongé et la craie entre deux doigts il a l’air d’un escrimeur qui se prépare à son combat contre le Grand Problème rectangulaire.

Il ne me regarde pas une seule fois.

Survient un événement inattendu. Monsieur le directeur ouvre doucement la porte, entre, observe la scène quelques instants, il me reconnaît et il vient près de moi.

- Nous aurions quelque chose à vous demander. Nous n’avons pas de président pour l’examen… et puisque vous êtes ici… pourriez-vous faire le grand honneur à notre école… etc… Bref, acceptez le fauteuil de président !

Je sens que je rougis. Ici je dois intercaler quelque chose, à l’attention d’une part de l’excellent directeur de l’école de garçons de la rue Vály, en guise de remerciement chevaleresque et de reconnaissance pour ce grand honneur, et à l’attention d’autre part de mes quelques fidèles, en guise d’explication et d’excuse. Je sais parfaitement que je ne possède aucune autorité ni éducative ni d’aucune sorte, et que je n’ai rien à faire dans ce fauteuil de président. Pourtant, si je déclare qu’au cas où on m’inviterait à occuper le fauteuil du président de la république, ce n’est pas par modestie que je le refuserais : vous comprendrez peut-être mes arguments, pourquoi j’étais incapable de refuser cette demande, malgré les protestations de ma pudeur et de ma modestie. L’enjeu était pour moi de voir et constater comment réagirait Gabi à cette situation ! – une fois qu’il m’apercevrait dans le fauteuil du président, en compagnie de l’Instituteur et même du Directeur ! Il s’agissait de lui montrer que dans ma classe, dans le CM2 de l’École de la Vie, moi aussi je suis quelqu’un, je vaux autant que lui dans sa classe à lui ! Excusez-moi !

Je grimpe prudemment sur l’estrade. Gabi est toujours interrogé, il ne me remarque pas. C’est seulement une fois qu’il a regagné sa place et a rouvert les yeux qu’il s’étonne de me voir assis, négligemment, élégamment, derrière la Table.

Mais j’avais mal fait mon calcul.

Pendant que les garçons sont interrogés, tout va bien. J’acquiesce avec componction, je hoche la tête. À l’examen de géographie j’admire en secret ce tact diplomatique, cette prouesse d’habileté, avec lesquels la pédagogie s’en tire de la triste situation historique et géographique ainsi que constitutionnelle de la pauvre Hongrie. Et je suis près de m’imaginer que tout se terminera bien, je n’aurai qu’à signer le procès-verbal, et j’aurai l’opportunité de jeter un coup d’œil dans le Journal et le Cahier des Notes de la classe qui traînent là devant moi.

À ce moment, cinq minutes avant la fin de l’examen, le directeur s’approche de moi et me chuchote à l’oreille ce que j’avais failli oublier : si je voulais être assez aimable pour dire quelques mots, adresser un petit discours aux élèves en tant que président, pour clore leur année scolaire.

Plouf !

Tout à l’heure je rougissais, maintenant je blêmis. Je n’avais pas prévu cela. Je ne l’avais pas prévu ? Disons carrément : « je n’ai pas préparé ! » Et une nouvelle fois je dois intercaler ici un mot, à l’attention de ceux qui ont une certaine idée de mon éloquence. Si, mettons, c’est son excellence István Bethlen[1] qui me hèle, disant que, mettons, il a justement quelque chose à faire, serais-je assez aimable pour faire un court exposé devant le plénum du parlement sur des résultats du voyage à Londres – tout au plus je méditerais : est-ce en accord avec mes convictions politiques, mais je ne me poserai pas un instant la question si en tant qu’orateur je suis oui ou non digne d’un tel défi. Mais comprenez-moi : d’ici cinq minutes je devrais parler – parler ?! Je serai interrogé ! En la présence de Gabi ! De Gabi à qui j’ai tant de fois expliqué qu’il faut parler joliment, courageusement et intelligemment quand on est interrogé.

J’ai rarement dépensé autant d’efforts avant un travail intellectuel que cette fois, en cinq minutes. Que diable leur dire ? Les théories de la psychologie de l’enfance qui rempliraient une bibliothèque me traversent l’esprit. Des débris de principes pédagogiques cliquettent dans ma tête harcelée. Patrie… devoir… gratitude… braves citoyens de la société… exemples… hum… torches flamboyantes… Lajos Kossuth… Bottes de cuir… diligence et assiduité, comme le fruit mûrissant d’un avenir radieux… lance-pierres…

Mon front se recouvre d’une sueur froide. Un silence s’installe, l’examen est terminé. Le directeur lève sur moi un regard apitoyé. Je me penche en avant.

- Chers enfants !

Une attention tendue. Gabi me fixe, les yeux écarquillés.

- Chers enfants ! J’ai moi aussi été autrefois élève de CM2, bien que maintenant je sois un adulte, un homme qui a grandi, constatez-le vous-même à ma longue barbe blanche…

Quelques rires. Je m’effraie. Mon Dieu, mais je ne porte pas de barbe. Je me fâche.

- Et alors, autrefois, quand l’examen était terminé, je n’avais qu’un seul désir : que ce monsieur qui parle là-haut sur l’estrade termine le plus vite possible et qu’il me laisse partir. Alors, allez-y, bonnes vacances !

 

Sur le chemin vers la maison, Gabi se vante : Dudás l’a abordé pour lui dire avec admiration :

- C’est ton père qui a parlé.

Il en a informé Gabi, au cas où celui-ci ne s’en serait pas aperçu.

Mais après, Dudás a tendu une main virile à Gabi, et moi je sens que je commence à impressionner Gabi.

 

Pesti Napló, 2 juillet 1924.

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[1] Premier ministre de l’époque