Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
surrÉalisme
Nous bavardions, le
poète et moi, vers quatre heures de l’après-midi près de la fenêtre. Nous
regardions le boulevard. Mon ami, collaborateur de plusieurs revues modernes de
belles lettres, décortiquait devant moi les bienfaits du "surréalisme".
Il énumérait plusieurs raisons qui attestent pourquoi le surréalisme est la
meilleure tendance de l’art. À la fin j’avais la même impression que quand on
lit d’une publicité d’eau purgative qu’elle est le remède universel.
- Le surréalisme, dit mon ami, est
l’art où on ne fait que voir, sans lier les choses par des réflexions
superflues. Tout voir et tout décrire tel qu’on le voit.
Et nous avons inventé la compétition
suivante.
Nous nous asseyons tous les deux près de la
fenêtre et commençons à décrire ce que nous voyons dans
Nous nous mîmes au travail, et cinq minutes
plus tard nous avons échangé nos travaux. Je confie au jugement du lecteur
quelle dissertation lui paraît la meilleure.
La mienne.
Rue. Maisons des deux côtés. Au-dessus des
maisons le ciel. Deux nuages passent, l’un a des contours effilochés et une
forme de cuiller dont une moitié a été fusillée, l’autre moitié s’est tordue.
Sur les maisons, des portes. Des fenêtres aussi. En face une maison jaune. Sur
son toit une cheminée. Une femme vêtue de noir regarde par une fenêtre, son
visage est blême. Ses lèvres sont rouges. Elle est accoudée, son corsage lui
remonte sur un bras. Un tram passe. C’est un six. Deux soldats traversent les
rails. L’un a le nez rouge. L’autre des chaussures noires. Mais on n’en voit
qu’une. Une femme en noir marche vite, se retourne, regarde en arrière, un
homme en haut-de-forme hoche la tête, un journal dépasse de sa poche, le
journal tombe. Un petit chien traverse le journal en courant. Une brique tombe
d’une maison en construction. Patatras. Un homme tombe. Un agent de police
s’approche. Il le frappe à la tête, lui crie de ne pas s’attrouper. Le policier
a une voix de ténor léger. La femme d’en face me regarde, me fait un clin
d’œil, gesticule. En bas, un ouvrier se tient sous le portail. Il jure. Il se
nettoie les vêtements. Il essaye de soulever un sac. Le sac est blanc. Avec un
pli sur un côté. L’ouvrier lève les yeux. Il regarde mon ami qui écrit près de moi. Il crie : « Le diable
emporte ce type qui a le culot de m’observer bouche bée pendant que je peine,
merde alors ! »
Cinq
minutes.
La sienne.
Des maisons. L’une près de l’autre. L’autre
près de l’une. Nuage, tel un édredon. En face une maison marron jaunâtre, des
fenêtres sales. À une fenêtre une créole en corsage. Son cou est délimité des
deux côtés, sur son corsage deux petits oiseaux sur un bouton. Un commerçant
ventru sort de sa boutique, au même instant il fait faillite. En bas on ferme
une banque. Un homme de publicité, la tête en bas, les pieds en l’air. À
l’instant la femme d’en face m’a regardé, m’a fait un clin d’œil. On dirait
qu’elle dit quelque chose, peut-être bien mon nom. Peut-être seulement les
initiales. Le tram écrase un homme. Un morceau gris jaunâtre. Le vieux monsieur
parle apparemment l’anglais. Un homme passe le dos courbé. Quelqu’un de la
maison jette un poêle sur lui. En bas, sous le porche, un ouvrier soulève un
sac, il regarde vers le haut et il lance à mon ami écrivain qui se trouve près
de moi : « Le diable emporte ce type qui a le culot de m’observer
bouche bée pendant que je peine, merde alors ! »
Cinq
minutes.
Pesti Napló, 11 juillet 1926.