Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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DÉcouverte de MadÁch…

Découverte de Madach ln sait qu’Imre Madách[1] a été découvert par János Arany – l’auteur de la Tragédie de l’Homme n’a pas envoyé son œuvre à un directeur de théâtre pour une sentence de vie ou de mort, mais au poète : il est également bien connu que Arany a corrigé quelques mots sur le texte.

 

… Et Madách – Adam, après avoir remis son œuvre, s’endormit, et Lucifer l’emmena dans le lointain avenir, à Budapest.

C’est donc ici que se réveilla Madách avec la Tragédie de l’Homme sous le bras ; sur le conseil de Lucifer ainsi que sous l’inspiration de sa propre modestie, il se mit à méditer sur ce qu’il devrait en faire. Il connaissait quelqu’un, un journaliste des affaires criminelles au Pesti Hírlap, Madách lui avoua en secret qu’il avait écrit un poème dramatique et il aimerait savoir s’il était réussi – à qui il devrait le montrer.

- Écoute, mon cousin Imre, lui dit le brave journaliste, une affaire de ce genre est forcément très compliquée. Toi, un ancien notaire départemental en exil, tu n’es pas connu en tant qu’écrivain. Si tu envoies ton truc à un théâtre, personne ne le lira jamais.

- Je n’ai pas du tout songé à un théâtre, répondit  rêveusement Madách, je ne me le permettrais pas. J’aimerais qu’il soit lu par un poète et qu’il me dise si cela a un sens que je fasse travailler ma plume, ou si je dois tout jeter au feu sans plus jamais rien écrire.

Le journaliste se gratta la tête.

- C’est hors de question, bien que… Mais tu sais quoi ? Si tu n’as pas une meilleure idée, il se trouve que je connais assez bien Béla…

- Quel Béla ?

- Béla Szenes[2]. Bon, donne-moi ton paquet, je le lui passerai et j’insisterai pour qu’il le lise. Il te dira si tu as un grain de talent. Passe-le-moi.

Monsieur Imre s’empourpra et sortit le manuscrit de la poche de son pardessus.

- Mais tu n’ouvres pas le paquet, d’accord ?

- Moi, cousin ? Pourquoi veux-tu que ça m’intéresse ?... Je me charge de veiller à ce qu’il s’en occupe rapidement. Tu ne m’accompagnes pas à la rédaction ?

- Non, non… Je n’ai jamais été là-bas…

- Bon, alors salut.

Et Madách, le rêveur, rentra et attendit une réponse, le cœur palpitant. Le surlendemain son paquet lui fut retourné. Accompagné d’une lettre polie.

« Cher Monsieur,

Mon ami T. m’a apporté votre pièce en douze actes. Vous n’avez pas à rougir, la pièce témoigne d’un certain talent, évidemment elle manque de la routine nécessaire au théâtre, mais ce n’est pas votre faute. Si vous pouviez la résumer en quatre actes au maximum, et l’émailler de quelques blagues – parce que votre texte est un peu sec – on pourrait éventuellement envisager de la monter. Néanmoins je vous recommanderais que le héros, il s’appelle Adam, n’est-ce pas, ne rencontre Ève que vers la fin du deuxième acte et apprenne seulement là qui était en réalité la dame au premier acte, cela ferait plus d’effet. Par ailleurs j’inventerais absolument une bonniche ou une préceptrice avec de bons épisodes, car à mon sens l’action manque un peu dans la pièce.

Avec ma fidèle bienveillance,

Szenes. »

 

Madách réfléchit un moment, puis décida de demander quelques autres avis avant de se mettre à retravailler sa pièce. Cela l’aurait gêné de revenir à son ami journaliste, il préféra se confier à la poste. C’est les mains tremblantes qu’il griffonna sur l’enveloppe le nom de Ferenc Molnár et la jeta dans la boîte. Il attendit des mois, sans recevoir de réponse. À la fin il n’en pouvait plus, il se rendit au club Fészek[3], prit place au vestiaire et observa les entrants, jusqu’à ce que l’homme du vestiaire lui donne un coup de coude : voici le Maître. Celui-ci se dirigeait vers la salle de jeu. Madách le rattrapa.

- Pardonnez-moi, Maître. Mon nom est Imre Madách.

Ferenc Molnár mit son monocle.

- Que puis-je pour vous ? – demanda-t-il si courtoisement que le sang de Monsieur Imre se figea dans ses veines.

- Voilà quelques semaines, je me suis permis… de vous adresser… un manuscrit.

- Oui, je sais. Je l’ai lu.

- Et votre opinion…

- Excusez-moi, mais je ne peux pas m’immiscer dans le métier d’experts infiniment plus qualifiés que moi, qui occupent des postes dramaturgiques professionnels.

- Mais je souhaitais le montrer non au dramaturge, mais au poète que vous êtes…

- Excusez-moi, mais s’il en est ainsi, c’est une raison de plus pour que je refuse d’émettre un avis. Cela reviendrait à reconnaître que je me qualifie de poète, or il serait de fort mauvais goût d’afficher une telle prétention…

- Quand même… votre opinion…

- Excusez-moi, je ne manque pas de modestie à un tel point…

- Mais ma pièce…

- Excusez-moi, répéta Molnár avec vigueur et déjà rouge de fureur et d’indignation. – Vous ne pouvez pas me forcer à l’attitude impudique et immodeste, de me vanter devant vous de l’importance et du poids de ma personne, comme si mon opinion pouvait présenter une quelconque importance.

- Mais alors… Comment va-t-on savoir…

- Certainement pas par moi. On le saura par un homme imaginatif, suffisamment immodeste pour émettre des avis sur les choses. J’ai bien l’honneur, Monsieur, je reste votre très humble serviteur, ne m’en veuillez pas, vous offenseriez ma modestie.

Et sans attendre la fin de la phrase inachevée, il planta là notre auteur.

Et la Tragédie de l’Homme poursuivit sa route et parvint entre les mains de Dezs­­ő Szomory. Cette fois la digne découverte eut l’air de se produire enfin. Après quelques jours Dezső Szomory lui-même alla trouver Madách dans sa modeste chambre au mois. La rencontre fut solennelle et grandiose.

- C’est l’âme profondément subjuguée et enivrée que je vous salue dans la liesse, et tout ça – ainsi s’exprima le grand artiste de la forme dans l’alignement penché de son enthousiasme, etc. Votre œuvre est une pyramide vertigineuse, un élan hébété vers l’infini, une harpe magique et lumineuse, une musique des sphères lancée dans l’espace. Je vous le dis, moi, c’est un cor magique, l’être que je suis flotte dans l’ivresse dictée par votre œuvre, enfle et s’élève au-dessus des nuées turgides, dans une splendeur lumineuse, une plénitude, une jouissance inouïe ! Je suis étourdi dans mon enchantement, pistil ouvert, convulsion ardente du plaisir.

Les yeux de Madách se remplirent de larmes.

- Mon Dieu, je suis heureux. C’est ma modeste petite œuvre qui vous a inspiré des mots si beaux. Dites-moi donc ce que vous pensez de…

- Ce que je pense, je ne le pense pas, je le brûle et je le flambe, en mordillant la salive amère du mépris à l’égard de l’âme mercantile ; je pense que je vous dis merci, merci ; vous ne pourrez jamais plus espérer un aussi grand succès auprès de personne d’autre que moi, cratère tremblant de la beauté d’airain que vous avez incendié ! Instant splendide ! Écroulement tumultueux et tout cela ; jetez-le au feu ! Jetez-le au feu ! En souvenir éblouissant de cette rencontre miraculeuse…

Après une interruption de quelques mois il se décida tout de même à porter son manuscrit à Jen­­­ő Heltai. Le sage Nestor des jeunes dramaturges l’accueillit avec un large sourire derrière les bouffées de sa pipe.

- La pièce est vraiment excellente, de première  classe, passablement merveilleuse et tolérablement incroyable. Il est certain que son succès sera énorme si on la monte – et dans ce cas j’accepterai moi-même avec plaisir de la traduire en hongrois – ajouta-t-il distraitement.

Ferenc Herceg, il le consulta au téléphone.

- Mon cher confrère, j’ai feuilleté votre manuscrit avec beaucoup d’intérêt. Mais pourquoi choisissez-vous un sujet international, alors que l’histoire millénaire de notre nation hongroise est si riche de nos jours ?

Madách lui-même ignorait comment sa Tragédie avait débarqué entre les mains de Jenő Faragó un peu plus tard. Ce dernier réagit par courrier. « Le sujet d’opérette que vous m’avez fait parvenir, bien que vous l’ayez résumé un peu trop brièvement, est assurément bon. Je vous prie de venir me voir afin de mettre au point la répartition de l’élaboration ainsi que les détails des conditions de coauteurs. »

Mais cela n’eut pas lieu. Dezső Szabó, l’excellent poète politique apprit qu’un chef-d’œuvre était ballotté quelque part sous forme de manuscrit, et il le fit dérober une nuit pas deux jeunes séides. Le lendemain des affiches apparurent à Budapest, en places publiques, avec l’inscription « Lettre privée confidentielle à Monsieur Imre Madách, en mains propres », avec le contenu suivant :

« Mon cher ami, ne le dites à personne : dorénavant la littérature hongroise repose sur deux piliers exceptionnels – l’autre c’est vous. Votre œuvre claironne d’une digne voix la dimension de cette animosité dont le Verbe avait trouvé en moi son apôtre. La démonstration de l’effet destructeur de l’impérialisme juif, que vous avez dessiné dans l’histoire coupable et dans l’échec cuisant d’Adam, ce chacal syriaque découvert par Moïse, place par là même votre œuvre au rang des plus excellents essais antisémites.

 

Vous les taillez, aiguisez, raffinez,

Et tortillez si bien que pour finir

Vous en tirez esclavage ou folie…[4]

 

vu que cela n’a aucun sens, si vous acceptez de sucrer ce passage, je me propose de placer votre traité dans Auróra. Salut.

Dezső Szabó,

commandant idéologique..

 

Sur ce, Madách a flanqué sa Tragédie de l’Homme sous son bras et s’est réveillé. Il se trouvait dans la chambre du bon János Arany qui lui a avoué qu’il ne voulait pas le déranger dans son petit somme, mais il était temps de se lever et d’aller à l’Académie où il voulait présenter la Tragédie pour qu’elle soit publiée, connue par tous, telle qu’elle était.

 

Tolnai Világlapja 14 juillet 1926

Article suivant paru dans Tolnai Világlapja

 



[1] Imre Madách (1823-1864). L’auteur de la Tragédie de l’Homme est né et a habité toute sa vie à Alsósztregova, ville située en Slovaquie depuis le traité de Trianon (1919). Il n’a pratiquement jamais séjourné à Budapest.

[2] Béla Szenes (1894-1927). Écrivain, journaliste ; Ferenc Molnár (1878-1952). Écrivain, auteur de Liliom ; Dezső Szomory (1869-1944) ; Jenő Heltai (1871-1957) ; Ferenc Herceg (1863-1954) ; Jenő Faragó (1872-1940) ; Dezső Szabó (1879-1945). Écrivains, journalistes, auteurs dramatiques.

[3] Le nid. Club des écrivains et des artistes.

[4] La Tragédie de l’Homme, 7e tableau – traduction de Jean Rousselot.

Aurora : almanach littéraire.