Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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POURQUOI SEULEMENT HAMLET ?

 

Le ban Bánk, Othello, Cyrano, Jules César, Adam et Ève ne se laissent pas faire

Eux aussi veulent jouer en tenue de ville

 

On a enfin mis dans le mille à Londres : c’est l’idée qu’a réalisée le Guild Theater ; le songe le plus téméraire de Monsieur Marinetti sur le futurisme ayant rompu avec les traditions haïes n’est que bric-à-brac bon à être jeté aux vieilleries. Tous les illustrés dignes de ce nom en témoignent : le Guild Theater a monté et joue Hamlet dans des tenues et dans un cadre d’aujourd’hui – le mélancolique prince danois médite en culotte de cheval et en casquette d’automobiliste sur les questions de l’être et du non-être. Polonius meurt en jaquette sous les tirs d’un revolver, sur les hanches minces de Horatio se tend un veston discrètement cintré, et Ophélie, elle, se lance vers son cloître à petits pas légers, dans ses escarpins d’antilope, une couronne de rose posée sur ses cheveux coupés à la garçonne.

Ça, c’est quelque chose, dirait mon très cher vieil ami Elek Londesz[1]. Enfin une nouveauté qui a de l’avenir – elle lance un long enchaînement d’opportunités propre à donner un magnifique élan à l’imagination des metteurs en scène. Il ne sera pas nécessaire de la stimuler, au contraire, c’est la retenir qui sera difficile, car le succès de l’expérience londonienne transformera radicalement la scénographie.

J’ai en tout cas alerté vigoureusement sa seigneurie Sándor Hevesi[2], mon excellent ami – le public hongrois n’a aucune envie de se laisser dépasser par Londres – après la réception de ma lettre j’attends de lui qu’il édifie un grand bûcher et qu’il brûle solennellement l’entrepôt de costumes surannés dans la cour du Théâtre National. Et puis, pour l’organisation du cycle Shakespeare de cette année, qu’il entre sans tarder en contact avec les excellentes firmes Holczer et Váradi. Sans vouloir m’immiscer dans son travail, j’espère qu’il ne trouvera pas immodeste que je me fasse l’interprète du public budapestois et pionnier de la culture occidentale, et que je risque quelques allusions concernant les costumes dans lesquels nous souhaitons voir vêtus désormais nos héros et héroïnes classiques favoris.

 

Donc :

Le ban Bánk[3]

Le rôle-titre : jaquette, pantalon rayé chaussures vernies bicolores. Il peut rendre visite à Gertrude en tenue de ville grise et chapeau couleur graphite dans le genre que portait István Friedrich[4] à l’époque où il était premier ministre. C’est ainsi vêtu qu’il assassinerait la reine portant une robe en crêpe Georgette bleu ciel et un boa de chinchilla, ce qui, face au tailleur simple de Melinda avec des fleurs peintes au niveau des genoux, ou éventuellement en pyjama de soie bleue, personnifie l’aristocratie prête à singer l’étranger. Le manteau de cuir et les guêtres de Tiborc trahissent de loin le petit exploitant insatisfait. Alors qu’il est évident que pour le ban Petur s’impose un manteau de fourrure en opossum cintré, dont on devine qu’il n’est pas encore payé, compte tenu des conditions économiques défavorables du temps. Le roi Endre II revient dans son pays en uniforme de hussard, avec de grandes valises armoires où, constatant l’état catastrophique il se change aussitôt en frac pour recevoir les partis.

 

Othello

En tant que chef des armées coloniales, nous l’avons salué à Venise, vêtu de gris morue, nous le retrouvons en revanche sur l’île confiée à ses soins, vêtu de kaki comme un Anglais, en lunettes noires à l’Harold Lloyd. Compte tenu de la chaleur tropicale, Desdémone porte, sur un maillot noir, un peignoir de bain rayé rose, un bonnet de bain à rubans sur la tête, des espadrilles de toile aux pieds. Cassio, l’ami suspecté de la famille, est en survêtement, ou éventuellement en pantalon de régates, marqué Ute – et pour les scènes importantes il revêt des pantalons de flanelle, des chaussures de tennis, une casquette blanche. Iago porte un pardessus lustré noir, boutonné jusqu’au menton. La scène du mouchoir ne peut pas être imaginée sans un réticule pour Madame, dont, dans son immense tristesse, elle sort son rouge à lèvres et son mascara, pour réparer son maquillage. C’est dans une nuisette bleue que Desdémone reçoit dans sa chambre à coucher le mari jaloux qui, pour l’ambiance, doit porter un pyjama vert, qui rappelle le monstre aux yeux verts. Pendant qu’il prononce les mots « J’éteins cette lumière », il éteint la lampe sur la table de nuit et d’un uppercut bien dirigé il met hors-jeu sa pauvre femme innocente, qui n’est pas en mesure de se relever même après neuf rappels et sera donc définitivement disqualifiée et totalement morte.

 

Cyrano de Bergerac

Pour cette pièce le fait de vêtir les personnages en tenue moderne va probablement quelque peu modifier même l’action. Le duel avec le vicomte peut se dérouler sans changement même si Cyrano apparaît comme lieutenant du régiment des cadets de Gascogne. Christian se pointe en Burburry élégant, tandis que Roxane jette sur ses épaules après la bataille d’Arras un châle de soirée, toutefois une différence minime qui découle inévitablement du milieu moderne sera que Cyrano, pendant qu’il se change en tenue civile, passe aussi chez un esthéticien, qui l’envoie chez le docteur Réti, l’éminent plasticien du nez, là on lui refait un nez petit, retroussé, que l’on a envie de baisoter, là-dessus Roxane tombe amoureuse de lui, alors il épouse Roxane, et ils vivront heureux et auront beaucoup d’enfants.

 

La Tragédie de l’homme

Au premier tableau qui se joue au Paradis, la voix du Seigneur émane naturellement d’un élégant récepteur radio, vissé sur un nuage. Après le serment de fidélité des archanges arrivés à bord d’un avion Junker, Lucifer (vêtu de mauve, en béret jaune) essaie de faire un looping, mais par suite d’une panne de moteur il est contraint de descendre sur la Terre. Dans le tableau « Jardin d’Éden », Ève se présente dans une création de la revue parisienne intitulée La femme nue (décolletée jusqu’à la plante des pieds), et Adam en champion de natation. Il est un peu fastidieux d’habiller les protagonistes du tableau de Pharaon. Si l’infatigable Monsieur Lusztig peut habiller les ouvriers bâtisseurs des pyramides en uniforme, le Pharaon lui-même ferait bien d’apparaître en peignoir éponge, avec des pantoufles rouges. À l’esclave Ève c’est une charmante robe dirndl qui convient le mieux. Parmi les participants des ripailles romaines, les hommes sont naturellement en smoking, avec monocle et chrysanthème, et les dames en robe de soirée – les gladiateurs, eux, en maillot rayé. L’apôtre Pierre en havelock et parapluie. – Izora, compte tenu de Elestrom, porte un tailleur. Tancrède, lui, une tenue Burrell, les hérétiques défilant en rang vers le bûcher ne manqueront pas non plus d’intérêt, en culotte de cheval et béret de sport. – À Kepler, le savant, c’est un manteau François Joseph qui sied le mieux, et éventuellement un haut-de-forme. – Borbala sera bien plus ornée, son manteau de fourrure peut devenir une des principales attractions de ce tableau. La vision scénique de la Révolution Française est rendue passablement réaliste grâce à l’élégance raffinée de Danton : un chapeau n’est pas nécessaire, de toute façon on lui coupera la tête. Il est légitime que les bas résille de la marquise énervent les simples sans-culottes qui attendent des temps meilleurs en maillot de bain. Le plus difficile à réaliser est le tableau de la Tower of London ; étant donné que cette scène se passe dans les temps contemporains, si nous voulons rester fidèles à l’esprit de la mise en scène, il convient de la faire jouer en costumes – en l’occurrence les soldats en armure, avec des casques à plume rotative, des lances et des massues, les ouvriers d’usine en blouse pourpre et sandales, l’industriel et le banquier en toge, coiffés d’une couronne de lauriers, et ainsi de suite. Dans le même esprit, pour le tableau du phalanstère qui se joue dans le futur, il conviendra de se procurer des peaux de bêtes et autres manteaux de guépards, et des gourdins noueux. Pour finir il ne reste plus à résoudre que la scène des Esquimaux : on pourra facilement la régler avec quelques lainages de lugeurs, des bandages et de courts gilets en peau d’agneau.

Vous constatez par-là que toute la littérature dramatique classique peut être convenablement modernisée – il sera très peu nécessaire de modifier les textes, sinon dans quelques cas mineurs, par exemple : dans la grande scène avec Brutus, Jules César ne peut pas « cacher son visage derrière sa toge », cette phrase demandera une légère modification ainsi : « il a caché son visage derrière son pardessus demi-saison ». Au besoin, les héros ne prêteront pas serment sur leur épée, mais sur leur canne ou sur leur poing américain, ou encore sur leur revolver, ce qui ne fait pas une grande différence, les héroïnes, elles, ne feront pas tomber du balcon leur éventail, mais leur doberman.

 

Színházi Élet, 1926, n°39

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[1] Elek Londesz (1868-1934). Écrivain hongrois.

[2] Sándor Hevesi (1873-1939). Dramaturge, directeur de théâtre.

[3] Drame historique de József Katona (1791-1830).

[4] István Friedrich (1883-1951). Premier ministre hongrois en automne 1919.