Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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le grand Émetteur

(Méditation nocturne dans une ville de bains abandonnée)

Non, je n’arrive pas à m’en remettre – je suis incapable de bâiller et de me dire : bon, c’est fait, passons à autre chose – que pourrait-on inventer de nouveau ?

Non, j’en suis incapable… Cette chose est trop secouante, trop incroyable et trop merveilleuse… Je me promène ici dans les rues de ce village abandonné d’où les vacanciers ont emporté avec eux les derniers débris qui restaient de la culture, où même le chemin de fer ne s’arrête plus, il ne reste plus que la charrette, où on ne peut même pas téléphoner et le dernier courrier est coincé à vingt kilomètres d’ici – je me promène et j’entends encore dans mes oreilles les cloches de minuit, puisqu’à peine trois minutes sont passées depuis leur carillon. Les coups de minuit, oui – mais pas ceux du clocher du village, ceux-là, je ne les ai pas entendus.

Ce sont les cloches du carillon de Westminster à Londres que j’ai entendues, il y a trois minutes, à minuit tapant. Là-haut, sur la terrasse de la petite gentilhommière à étage où un ami m’a demandé d’attendre minuit, parce qu’il avait réglé la longueur d’onde de son appareil récepteur.

Non, ce n’est pas une chose si simple, cette radio. Je n’arrive pas à m’y faire. Je devine en frissonnant qu’ici il ne s’agit pas simplement d’une habile petite tournure du progrès et du raffinement de la technique, cela ne consiste pas seulement en ce que le confort de l’homme et la vitesse de la communication ont encore grignoté du temps et de l’espace qui se rajouteront aux autres gains. Ce qu’il y a de particulier dans l’histoire de la radio, c’est que la technique, le récepteur, a existé le premier, avant la mémoire scientifique nécessaire pour comprendre son fonctionnement. Même aujourd’hui ce petit appareil diabolique ou divin apportera probablement plus de clarté pour la compréhension des jeux de forces qui créent et qui maintiennent le monde invisible et secret de la nature, que ce qui était nécessaire pour sa création. Au demeurant ça s’est passé de la même façon avec la chambre noire – on la connaissait d’abord elle, et après seulement les lois qui la gouverne.

Une chose est certaine, il s’est avéré que d’une manière insaisissable et fantomale ce petit appareil bricolé en métaux, en cristaux et en filaments est beaucoup plus proche de la vie réelle (tout au moins par des analogies), qu’on ne pouvait le rêver. J’ai écrit récemment quelque chose sur ce que l’on peut considérer comme le circuit électrique fermé du système nerveux humain, possédant une longueur d’onde déterminée, et qui peut aussi bien générer et réceptionner des courants induits que n’importe quel appareil. Sous l’effet de mon article un jeune homme enthousiaste, féru d’expériences, est venu me voir ; il étudie et bricole des appareils de radio depuis des années. Il m’a emmené dans son atelier, et là, de mes propres oreilles, j’ai entendu un appareil qui se mettait à parler sans casque d’écoute ni haut-parleur, à travers un simple fil de fer placé à proximité du nerf auditif. J’ai lu depuis certains essais sérieux, dignes de foi, sur les organes radio des insectes que l’on vient de découvrir selon les indications de la théorie des ondes, rendant d’un seul coup compréhensibles certaines communications jusque-là mystérieuses dans ce monde "inférieur" de la vie.

Je m’arrête au bord d’un ruisseau, tout est noir autour de moi. Dans mon cerveau fusent des germes de pensées, de petites vibrations, à demi des mots, à demi des sentiments et à demi des sons, comme si quelqu’un actionnait à l’intérieur un petit boîtier d’interrupteurs et il essaierait de capter les centaines de millions de vagues différentes qui arrivent de l’espace infini. De l’espace – mais peut-être des temps aussi. Puisque peut-être le temps n’est autre qu’un espace lointain d’où les mouvements ne nous parviennent pas en même temps mais de façon différée… La pensée ayant pris sa route dans l’âme de Socrate et d’Aristote vibre encore là quelque part dans l’espace, et elle peut aussi revenir telle une comète…

Oui, mais que signifie cette pensée agitée, voletante, qui veut naître ?

Je m’assois à tâtons dans l’herbe, mes yeux fixent l’humidité obscure.

Il y a quelque chose. Oui, il y a quelque chose, et il y a aussi quelque chose d’autre qui diffère de la précédente sur un point, sur un point essentiel.

La vie.

Corps vivant et matière inerte.

Il existe quelque chose, un trait précis, sur lequel ces deux notions divergent définitivement et de manière infranchissable – mais on ne sait pas comment. Cette différence n’est pas une question de composition – cela est déjà certain – les électrons et les atomes, et même les molécules, sont les éléments de construction identiques des deux formes d’existence, même quand elles se disloquent. Et pourtant un certain groupe d’ensembles de molécules apparemment simples commencent à se comporter de manière différente des autres groupes à un certain degré relativement bas. Tandis que tous les changements, mouvements et transformations des ensembles de matières incommensurablement plus grands de l’environnement sont régis par ce qu’on appelle des lois et forces physiques, elles suivent des règles, sans exception – cet autre groupe commence à produire des phénomènes de mouvement et d’évolution qui sous de nombreux aspects sont indépendants du monde de la physique.

Et ce sont justement les traits que nous appelons les phénomènes de la vie. Jusqu’à présent on n’a trouvé aucune explication sur ce qui se passe à ce moment-là dans cet ensemble de molécules. Je répète qu’il est certain qu’il s’agit de certains changements quasi réguliers car répétés uniformément et spécifiquement – mais d’où viennent les règles ? Vers quoi se dirigent-ils, qui leur indique la direction, à quoi obéissent-ils dans leur inertie ? Car ils obéissent à quelque chose en plus des lois de la physique – ils obéissent absolument et manifestement à quelque chose d’autre également, qui ressemble aux lois de la physique pour l’essentiel, mais dans un sens le plus souvent opposé, et en tout cas de façon autonome. La cellule gravite et se chauffe et se rétrécit et s’étend et réagit chimiquement de la même façon que la matière inorganique – mais elle fait aussi autre chose (et c’est cela qui est important), d’une manière apparemment autonome, selon une loi individuelle.

D’une manière autonome ? Selon une loi individuelle ?

Voyons un peu.

Les transformations de la matière inerte sont régies par des forces générales, je dirais centrales. Elles s’adaptent au rayonnement de gigantesques sources thermiques, lumineuses et magnétiques, autant de petits rouages d’un mécanisme universel, mus par quelques axes. La matière vivante respecte également ces mêmes sources ; mais de plus…

De plus quelque chose d’autre, tout aussi régulièrement…

Les vivants auraient-ils donc un axe supplémentaire, un centre à part ?

J’en frissonne. Une histoire drôle me vient à l’esprit, nous en avons parlé là-haut, devant le récepteur radio. Il conviendrait d’organiser des horloges radio, disait mon ami, dans lesquelles un mécanisme de montre spécial ne serait pas nécessaire, juste un récepteur. Et sur un point quelconque de la Terre existerait une très grande horloge émettrice, c’est elle qui ferait fonctionner toutes les montres du monde, les pendules murales, les horloges des clochers et les montres goussets.

Quel effet bizarre fait sur moi cette idée !

Serait-il possible qu’il s’agisse de cela ?

La Vie, serait-elle cela, ni plus ni moins ?

Il existe quelque part un Grand Émetteur – un centre de la Vie. Et ce que nous appelons la Vie, n’est autre que la faculté de certaines matières, le réglage, la longueur d’onde, la coïncidence aléatoire de combinaison de molécules leur permettant de capter les modifications du Grand Émetteur, elles réagiraient à ces modifications, elles s’y adapteraient.

Oui – le Grand Émetteur !

J’ai écrit récemment sur Dieu et sur les relations des sciences avec Dieu. J’ai écrit que la science trouve Dieu, justement parce qu’elle doute, plus vite que la foi aveugle – elle ne le sait nulle part, donc elle le cherche partout.

Est-ce que ce n’est pas cela qu’une légende divine, aussi vieille que l’homme, a deviné, ce qu’elle appelait Quelqu’un – ce qu’elle appelait la Source de la Vie ?

Dès lors qu’il en est ainsi – la nouvelle cosmologie peut naître. Sur un certain point elle est plus différenciée, plus distincte que l’ancienne. En effet, le nouveau mythe sera contraint de séparer en deux le monde qui jusque-là était imaginé sous une direction unique – elle connaîtrait deux dieux : un dieu non vivant, au milieu de l’Existence Inerte – et un autre, le Dieu des Vivants, un Dieu Vivant qui, comme cela fut dit, ressemble à tout ce qui vit.

 

Pesti Napló, 31 octobre 1926.

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