Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
COQUECIGRUE
ou
Mode d’emploi de Shakespeare, Ibsen, Madách, Sándor Hevesi
et les autres,
afin
d’améliorer l’impact des productions des acrobates
dans les
Revues
dramatiques à grand spectacle
Eh oui, chaque semaine il convient d’écrire de nouveau
là-dessus, la vie en donne chaque fois une nouvelle occasion et une nouvelle
impulsion – car nous vivons les jours d’un changement décisif et d’une
révolution dans la littérature théâtrale, semblable à la période qui pointait
lors de l’apparition d’Aristophane ou de Shakespeare – un nouveau chapitre de
l’histoire de la littérature qui ne s’ouvre qu’une fois par millénaire.
La dernière fois je vous ai rendu compte de
l’expérience de Sarment[1], qui résout cette question très simplement
(le mariage de Hamlet), engendrant mécaniquement une flopée de sujets de
nouvelles pièces par une permutation du sort des héros de la scène que nous
avons déjà à disposition – or cette fois
il s’agit de quelque chose d’encore plus considérable.
Le mérite en revient naturellement au
Théâtre d’Opérettes de Budapest. C’est là qu’a été inventée cette nouvelle
chose qui bouleverse radicalement toutes les vieilles notions que jusque-là
nous rangions dans notre conscience sous les termes théâtre, drame, opérette, music-hall, uniquement pour créer, en les mélangeant, mixture
merveilleuse, pour créer un nouveau genre scénique glorieux, qui ait pour
vocation d’englober en un spectacle les nombreuses expériences confuses que
nous appelions auparavant les genres théâtraux.
Cabaret dramatique – cabaret
théâtral ! Comprenez-vous ce que cela signifie ? Rien de moins que
ceci : les deux principales sources à effets qui étaient représentées
jusque-là séparément par Dumas, Strindberg, Hauptmann, Ibsen d’un côté, et Uferini[2], Barbette et Beketow
de l’autre côté, s’inclineront désormais sous l’immense rayonnement de forces
qui se soutiennent, qui se renforcent, pour notre plus grand plaisir. Le
music-hall et le théâtre, la main dans la main, s’inclinent devant le rideau et
comptabilisent dans une caisse commune le but et le résultat de toute création
scénique : le succès.
Non mais des fois !
Comment se fait-il que jamais personne n’y
ait encore pensé ?
À quel point une représentation de
Peer Gynt par exemple pourrait être excellente
si les téméraires salti mortali de
l’auteur, qui effarent son spectateur à l’échelle des idéaux et des symboles,
étaient adoucis par quelques salti mortali véritables, un numéro bien réussi des Bolly-Brothers sur un trapèze de métal tressé, entre deux
actes – mais en fait, pourquoi faudrait-il les insérer entre les actes ?
Dans la prose de tout écrivain digne de ce nom on trouve des locutions, des
images, des tournures, des métaphores, des fleurs de style, qui offrent autant
d’opportunités à un metteur en scène astucieux, pour que d’excitantes
productions d’acrobates, tout en restituant le texte, éclairent et enrichissent
les dialogues monotones de leurs diversions amusantes.
Il vous faut des exemples ? Autant que
vous voudrez.
Tiens, par exemple, comme il serait épatant
(mais, bien sûr, des idées de ce genre ne viennent pas à l’esprit de
Sándor Hevesi[3]), que dans la grande scène de la Tragédie
de l’Homme, quand l’esquimau se plaint à Adam, disant qu’« il y a trop
d’hommes et peu de phoques », de derrière les tas de neige avançait le
capitaine Winston avec ses bébés phoques domptés pour prouver que même s’il y a
insuffisamment de phoques, il peut y avoir d’autant plus de loufoqueries dans
une telle scène, il suffit de s’y connaître un peu.
Dans la même petite revue intéressante (je
veux dire dans la Tragédie de l’Homme) on dit aussi à un endroit :
Abîme
béant à mes pieds,
Ne
crois pas que ta nuit m’effraie...[4]
Même un aveugle peut voir qu’un splendide
numéro d’acrobates s’impose à cet endroit – l’abîme est un filet sous la scène,
Ève est sur son vélo dans la hauteur, sur une piste en pente, et d’un looping téméraire elle se jette dans le filet.
Le numéro de bicyclette donne aussi
l’occasion à Adam de dire ces mots :
Que
le monde aille à sa perte s’il veut,
Moi,
je renonce à en tenir la barre.[5]
de même que ce dicton : « la
principale perfection de l’art… etc. », avec une légère altération du texte
le comédien peut dire magie à la place de l’art, et Uferini
ne sera pas loin !
Les drames de Shakespeare sont également
truffés d’exemples similaires. Quand Othello réclame le « mouchoir »
fatidique, d’un geste charmant Desdémone pourrait
lancer à l’appariteur du théâtre le mouchoir en question, avant de sauter sur
la table avec Jago que même Dieu a créé pour être un contorsionniste, puisqu’on dit bien de
lui qu’il est « un serpent qui s’est introduit dans sa confiance ».
Et alors Hamlet ! (au fantôme) :
Dis,
comment est-ce possible…
Tu as
déchiqueté tes langes de cire ?!
Manifestement Shakespeare a pensé là au
magnifique spectacle où l’acrobate ligoté avec des courroies, des chaînes et
des cordes nouées se libère et salue le public en souriant ! Il faut faire
ça, c’est tout – nom d’une pipe !
Mais moins que cela peut encore suffire à
un metteur en scène véritablement génial. Dans combien de pièces de théâtre il
arrive que, quelqu’un déclare qu’il « nage dans le bonheur » ?
Qu’est-ce qui pourrait empêcher qu’à cette déclaration un bassin d’eau descende
ou monte dans la salle et que les Sisters Wonderfish présentent une de leurs magnifiques
productions ? Il peut également se produire que quelqu’un « s’enfonce
dans ses pensées ». Alors ? Quelle brillante occasion pour une
production de scaphandrier !
Il ne faut pas faire la fine bouche, non
mais ! Si le poète dit par exemple « mon cœur s’est pétrifié »,
il ne doit pas lui déplaire qu’un individu au cœur pétrifié le démontre, avec
des automobiles qui zigzaguent en tous sens sur sa poitrine. Il est également
naturel qu’une « affirmation en l’air » soit dénichée et descendue du
ciel par un trapéziste pour la donner au protagoniste du drame – de même que
des « sentiments traversant mon âme » soient présentés en
illustration par une écuyère. Et si en plus il est permis de dramatiser des
poèmes, comme ce serait merveilleux de revoir, illustrée par un acrobate
professionnel, la scène terrifiante dans laquelle Petőfi, s’il meure avant
sa femme et si elle, veuve, refait sa vie jure de
Remonter
des ténèbres de sa tombe
Dans
une nuit pour y descendre (le voile de deuil rejeté) !
Bon, laissons – mon imagination m’emmène
trop loin ! Juste un mot encore pour finir. Pour ma part, après tout cela,
je ne peux pas mieux imaginer mon opinion présentée sur ce nouveau genre
scénique que par un magicien qui extrairait d’un recoin caché de mon corps ce
que je n’aurais même pas pensé, espéré, si le Théâtre d’Opérette de Budapest ne
l’avait pas inventé.
Színházi Élet, 1926, n°11
[1] Jean Sarment (1897-1976). Comédien et écrivain français, auteur de la pièce Le mariage de Hamlet (1922).
[2] Alfredo Uferini (1863-1934). Magicien et illusionniste allemand ; Barbette (Vander Clyde Broadway) (1898-1973). Trapéziste américain travesti ; Beketow (1867-1928). Clown, directeur de cirque en Hongrie.
[3] Sándor Hevesi (1873-1939). Dramaturge, directeur de théâtre.
[4] La Tragédie de l’Homme de Imre Madách, XIe tableau, (traduction de Roger Richard).
[5] La Tragédie de l’Homme de Imre Madách, VIIe tableau, (traduction de Jean Rousselot).