Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
paradoxe de l’espÉranto[1]
amideano[2], mon cher ami, ne débats pas avec moi dans l’espoir de me convaincre,
c’est complètement inutile. Je suis convaincu, et – je te révèle un grand
secret – tout le monde est convaincu. Alors comment est-il possible, me
demandes-tu naïvement, qu’il y en a toujours qui…
Arrête. Je te réponds la même chose. C’est pour la même raison. C’est
bizarre, hein ? Pourtant c’est comme ça.
Que l’espéranto soit une bonne chose, une chose belle, une grande
chose, l’unique possibilité sûre pour solutionner le problème babélien du
monde : c’est évident, c’est une vérité pure et irréfutable. Et moi je te
dis que c’est cette vérité pure et irréfutable qui fait obstacle, qui a fait
que, au quarantième anniversaire de son invention on n’en est pas là où on
devrait être : tout homme sachant lire et écrire devrait savoir le faire
aussi en espéranto, ce devrait être un moyen de communication aussi naturel que
le chemin de fer, le télégraphe ou la poste.
Maintenant tu crois que je force le paradoxe. Tu te trompes. Comprends
bien enfin que le monde n’est pas dirigé par la volonté de connaître et
admettre, mais par l’imagination et la vanité. Tu dois remarquer enfin que les
hommes n’aiment pas les vérités pures
et irréfutables. Ils aiment débattre car la vanité et l’imagination se sentent
vaincues d’être convaincues – la vanité trouve qu’une vérité irréfutable à
laquelle on ne peut répondre qu’eh oui,
c’est comme ça, est ennuyeuse et malvenue.
La nécessité de l’espéranto n’est que par trop évidente et tangible – c’est cela le problème. Elle
devrait être moins évidente et moins tangible pour récolter un vrai succès bien
mérité, et ceux, comme toi et moi, qui souhaitons ce succès du fond du cœur,
devraient abandonner la politique antérieure de la persuasion et de la
conviction, ils devraient changer de tactique, et en emprunter une plus
actuelle, mieux au fait de l’âme humaine, celle représentée par le culte de la
publicité et de la mode : plutôt oublier la nécessité que la
souligner. Attends, tu vas me comprendre. La cravate, n’est-ce pas, est moins
nécessaire et utile que l’espéranto – cependant on trouve au moins un million
de fois plus d’hommes portant une cravate que parlant l’espéranto, pourtant
apprendre à bien nouer sa cravate prend au moins autant de temps qu’apprendre
l’espéranto. Car la cravate est devenue
une mode – elle n’est pas devenue une mode par le raisonnement et la
compréhension, mais par la vanité et l’imagination – parce que, tu peux bien
convaincre par le raisonnement et la compréhension n’importe qui, séparément,
c’est toujours la mode qui dirigera les
foules.
Cesse de clamer, Samideano, que l’espéranto est
une bonne chose, clame plutôt qu’il est à la mode. Celui par qui tu souhaites
le diffuser, ne lui répète pas qu’il doit
être espérantiste, répète-lui que les
autres le sont déjà. Ne te réclame pas des hommes intelligents, sérieux,
des grands esprits qui sont devenus fervents de l’espéranto, réclame-toi plutôt
de célébrités et d’hommes populaires. Omets de mentionner qu’Anatole France et
Tolstoï étaient espérantistes – répète plutôt qu’on ne peut demander des
autographes à Dempsey ou à Joséphine Baker qu’en espéranto – et je parie que
six mois plus tard Dempsey et Joséphine Baker seront contraints d’apprendre
l’espéranto de ceux qui ont appris l’espéranto pour leur soutirer un
autographe.
C’est ainsi, compagnon de mode !
Új Idők, 1928, n°18.