Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
en
Notes en marge pour le Congrès d’espéranto
Durant quinze jours
mille cinq cents personnes venues de tous les coins du monde ont arpenté les
rues de Budapest. Il y avait des Japonais et des Brésiliens, des Australiens et
d’autres Sud-Américains. Toutes sortes de nations – ou comme on l’a constaté
officiellement, des enfants de pays ou d’États parlant soixante-sept langues
différentes.
Ces mille cinq cents personnes portaient à
la boutonnière un petit insigne carré en cuivre, avec une étoile verte au
milieu.
Lorsque deux porteurs d’insignes à l’étoile
verte se croisaient dans le tram, dans la rue, dans un restaurant ou à une
conférence publique, ils se serraient la main et se disaient : « saluton ! » ou « bonan
tagon ! », et se mettaient gentiment à
discuter dans un langage léger très attachant, au débit huilé, mélodieux comme
l’italien dont une oreille inexpérimentée pouvait au plus distinguer des
terminaisons « oï » ou « oïn » souvent répétées avec un gentil comique chantant
un peu gémissant.
De mes propres yeux j’ai vu les scènes
suivantes.
J’ai vu un chanoine italien discuter avec
un Juif polonais de Galicie, rire, débattre dix minutes après qu’ils s’étaient
rencontrés pour la première fois.
J’ai vu une jeune Japonaise en vive
discussion avec un commerçant norvégien sur l’interprétation d’une nouvelle
d’un écrivain hongrois que l’un avait lue à Tôkyô en espéranto et l’autre à
Stockholm en norvégien, traduite de l’espéranto.
J’ai vu un jeune paysan matyó[3] de Mezőkövesd
qui expliquait quelque chose, s’accompagnant de force gestes, à un professeur
d’université brésilien ; ce dernier approuvait de la tête, puis posait des
questions avides et notait assidûment les réponses dans son carnet à étoile
verte.
Et j’ai vu ensuite, sur l’estrade de
l’Académie de Musique Franz Liszt, un jeune homme de dix-huit ans en tenue
grise au piano.
Il est hollandais. Une sorte de sourire
doux, féminin, transfigure son beau visage émouvant et enthousiaste, pendant
que ses doigts jouent leur danse de sorcières sur les touches – quel curieux
sourire ! Seuls ceux pour qui le monde intérieur de l’âme est trop beau
pour supporter le panorama criard du monde extérieur sourient ainsi :
celui qui sourit ainsi clôt normalement les paupières.
Ce jeune homme ne les a jamais
ouvertes : il est aveugle de naissance. Il s’est rendu à Budapest avec
l’union internationale des aveugles espérantistes. De nombreux aveugles se trouvent dans la salle. Ils discutent en
espéranto, ils lisent un journal en braille écrit en espéranto.
Plus tard j’ai discuté avec ce jeune homme.
(En anglais hélas ; je comprends assez bien l’espéranto, mais mon parler
n’est pas encore à un niveau acceptable.) Il a répondu à mes questions simples
avec le même sourire doux, étonné, venu d’un autre monde, attentif à des voix
intérieures – de la hauteur d’une paix et d’un calme inébranlables qui ne se
laissent pas déranger par des visions idéalistes.
En prenant congé, pendant que je filais
dans le couloir, honteux pour toutes les colères, tous les emportements, les
jurons que j’ai pu jamais proférer pour me révolter contre la vie et la
souffrance parce que j’en voyais trop – brusquement j’ai aussi compris ce jeune
homme doux et souriant : s’il s’agit de discuter avec le citoyen d’un pays
étranger, pourquoi une langue artificielle, fabriquée à la mèche lumineuse de
la compréhension et de la bonne volonté est plus sympathique qu’un quelconque
système oratoire organique vivant, exsudé durant des millénaires des viscères
de peuples combattants et conquérants ? Ces systèmes communiquent par la
contrainte aux peuples vaincus et asservis parlant d’autres langues. Ces
langues vivantes portent les traces, les souvenirs et les survivances de
blessures reçues aux combats, de déformations et de vagabondages.
Car dans toutes les langues vivantes il
existe quelque chose d’offensant, d’agressif et de menaçant pour ceux d’autres
parlers. L’anglais a beau conquérir le monde – nous avons beau être tous tôt ou
tard contraints de l’apprendre, la conquête reste une conquête, nous devons
vaincre une opposition et une insatisfaction chaque fois que nous l’utilisons à
la place de notre propre langue ; non parce qu’elle est étrangère, mais
parce que c’est celle d’un peuple étranger.
Aucun imaginaire ni aucun souvenir d’un
peuple combattant, luttant pour ses intérêts, ne s’attache à la notion de la
langue espéranto. C’est une langue étrangère, mais pas celle d’étrangers – une
langue autre que la nôtre, mais pas celle d’autres, elle est à nous tous si
vous voulez, et pourtant elle n’est à personne, elle n’a servi aucun empereur,
aucun intérêt national, la vanité ou la puissance d’aucun pays. Elle ne lutte
ni contre des peuples ni contre des langues, elle ne veut fondre en elle,
transformer, balayer, anéantir, faire taire aucune langue vivante. Elle veut
exister sans nier l’existence d’autrui. Elle n’a pas d’autre but que ce qu’elle
affiche elle-même : mettre de l’ordre dans le Babel du monde. Chacun parle
sa propre langue et en plus une autre, celle que tous les autres comprennent
dans le monde entier. Je veux posséder une langue pour ma mère, mes frères et
sœurs et ma famille, et une autre pour pouvoir m’entretenir avec des familles
voisines où que je les trouve – ce n’est pas leur langue et pas la nôtre. Une
langue tierce, créée dans la soif et l’espérance de nous reconnaître, ébahis et
éblouis, semblables les uns aux autres, en paix, sans conflit, sans violence.
Une image simple : imaginez ce que
peut signifier pour un aveugle né parler de combat et de guerre ; que les
hommes ont l’habitude de se quereller, se battre et s’assassiner depuis
l’instant qu’ils ont ouvert leurs yeux de nourrissons. S’il se met à méditer
sur ces choses incompréhensibles pour lui, ne finira-t-il pas par sentir qu’en
réalité nous sommes les infirmes par rapport à lui ?
Et maintenant si je pense qu’il peut
exister une Lumière par rapport à laquelle nous tous sommes aveugles – je dois
sourire, imaginant avec quelle gêne tout geste vindicatif et fanfaronnant et
disputant et chicanant s’arrêterait à l’instant même où l’Homme vantard
reconnaîtrait un jour cette lumière.
Nous nous arrêterions et nous regarderions,
honteux, l’arme à la main prête à percer, coincée en l’air – tout comme la
truelle qui nous a servi à entreprendre de construire la tour de Babel voilà
six mille ans, lorsque Dieu a semé la confusion dans notre langage – non par
colère et jalousie, nous qui désirions accéder dans son royaume : par
avertissement seulement que nous devons d’abord essayer de nous comprendre
avant de vouloir déchiffrer les secrets de la Création, Le comprendre Lui-même.
Les espérantistes projettent une
organisation pacifiste en leur propre sein.
Ridicule.
Ou ils sont tous pacifistes ou aucun. Dès
qu’ils supposent devoir distinguer même
parmi eux les adeptes de la paix, c’en est fini de la condition allant de
soi, découlant de la nature du principe, inimaginable autrement, qu’un
espérantiste ne peut être autre.
Si la section pacifiste des espérantistes
est organisée, inévitablement, avec une totale certitude, le lendemain doit
naître un mouvement militariste espérantiste.
J’ai tenu ce discours à l’un d’entre
eux :
Pourquoi essayes-tu d’expliquer,
gesticules-tu des mains et des pieds, prétextant de ne pas comprendre d’où
vient la résistance et le refus que l’espérantiste rencontre souvent ?
(Curieusement le plus souvent justement dans les sphères de l’aristocratie
intellectuelle, de la religion de la
parole). Il est pourtant clair comme le jour, que l’espéranto est une bonne
chose, bien construite, logique et belle. Il unifie le monde, sans jalousies.
Il peut être parfait pour des conversations, pour le contact international – il
est excellent comme langage diplomatique, scientifique et commercial. Deux
données rapides pour illustrer ce qu’il représente dans les belles lettres.
L’une se passe en 1910 à Paris, où l’on a organisé un essai. Six fils de six
nations plus un espérantiste ont traduit un texte français dans leur langue
maternelle – un français a ensuite retraduit les sept traductions : eh
bien, l’auteur du texte à qui on a passé les sept "retraductions", a
choisi sans hésiter celle passée par l’espéranto comme la plus fidèle, la plus
ressemblante à l’original. L’autre me concerne – environ cinq de mes livres ont
été publiés en espéranto ; j’ai reçu énormément de critiques de tous les
continents, en plus d’une trentaine de langues, y compris dans des journaux qui
n’ont rien à voir avec l’espéranto – tous ces critiques avaient lu le texte en
traduction espéranto.
Je vais te dire quelle est la raison de
tant de refus. L’espéranto est trop
logique et utile, trop bien. Les actions et les décisions des hommes ne sont pas
gouvernées par la logique, mon ami, mais par un imaginaire, que l’on appelle
ordinairement la mode. Il existe des choses stupides, déraisonnables et même
laides qui sont pourtant répandues dans le monde entier, tout le monde les
accepte et les utilise, pour la seule raison que les autres en font autant, car
l’instinct humain le plus fort demeure encore celui que nous avons hérité nos
ancêtres, tu le sais. Le port du col dur et de la cravate est la chose la plus
inepte, la plus déraisonnable qui puisse exister – et pourtant en ce moment
plus d’hommes portent cravate et col dur sur la terre que parlant espéranto. Je
le sais, et pourtant je les porte.
Le problème de l’espéranto est d’être trop
parfait. Si vous voulez faire en sorte qu’il se répande davantage, ne proclamez
pas que Tolstoï et Anatole France et les plus grands esprits ont reconnu sa
légitimité. Proclamez plutôt que le Prince de Galles, Mistinguett et Buster
Keaton parlent l’espéranto, et d’ailleurs ils dialogueront ainsi dans le
prochain film parlant. Je n’ai lu qu’une seule publicité vraiment efficace à
l’occasion du congrès espérantiste – une interview avec Ilona
Titkos[4] que l’on avait interrogée sur ce qu’elle
pensait de l’espéranto.
En ce qui me concerne – je suis
suffisamment immodeste pour croire que mon humble avis ne vous sera pas très
utile, étant donné que mon avis est réfléchi et compétent. Donc je te le
communique en secret, pour ton usage personnel : selon moi, s’il y a, s’il
peut exister un pays en ce moment sous le soleil pour lequel la victoire et la
gloire de l’espéranto sont vraiment primordiales, le protégera ou peut-être lui
sauvera la vie – ce pays est justement le nôtre, mon cher ami – nous devrions
honorer en Zamenhof le Lohengrin salvateur de notre magnifique langue emprisonnée,
notre Génie – ce Graal de l’Étoile Verte dont le babillage est pour nous un
langage ardent qui, s’il se libère un jour, sera la colombe de Pentecôte.
Pesti Napló, 11 août 1929.