Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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comÉdien et soldat

Et peut-être davantage

Depuis ces derniers jours j’ai souvent affaire à des comédiens, à leurs répétitions. Une petite troupe enthousiaste assemblée ad hoc, venus de plusieurs théâtres petits et grands du pays ; parmi eux certains expérimentés, célèbres, leur voix ou leur style sont connus, grâce aux cabarets ou à des imitateurs, même par ceux qui ne les ont jamais vus jouer.

Ils se réunissent à neuf heures et demie le matin.

Dans le hall l’atmosphère est gaie mais tendue, des blagues, des saillies, des badinages. Des jeunes gens élégamment vêtus, quelques jolies femmes. Ainsi, en bourgeois, le profane n’en reconnaîtrait aucun. Il remarquerait seulement que ces enfants sont charmants, bien élevés, de plus capables de discuter librement de tout avec aisance, ils s’entendent bien, c’est un plaisir de se mêler à eux. Ils parlent une sorte de jargon technique qui ne ressemble nullement à ce qu’on imaginerait si on était lecteur de la presse à grand tirage. Ils ont une excellente connaissance de la psychologie, quelques secondes leur suffisent pour savoir à qui ils ont affaire. Entre eux ils sont détendus et intimes, sans être indiscrets. Et quand l’écrivain ou un grand artiste reconnaissable à des photos et des affiches apparaît parmi eux, ils se taisent avec respect et une attention sérieuse.

Leur ton est simple, naturel, sans pose.

Mais soudain la sonnerie retentit, toute la compagnie se lève et monte en désordre sur la scène, devant la salle vide. Au premier rang est assis un homme lugubre, un cahier de notes à la main, une petite lampe devant lui. On va, on vient, on s’époussette – puis une voix vigoureuse.

- On y va ! Deuxième acte. Mademoiselle B. – Vous reprenez à partir de « Ah, c’est vous ? ».

Dix minutes plus tard vous ne les reconnaîtrez pas.

L’un tonne d’une profonde voix d’airain, il claudique, vocifère, sa colère monte. Un autre a les yeux vitreux fixés devant lui, au bord de la folie. Un troisième est blême, il se jette à terre en poussant des cris stridents. Un jeune homme aux yeux bleus, modeste, méditatif, qui tout à l’heure dans le hall se vantait avec fierté d’avoir reçu en cadeau un panier de raisins odorants de ses cousins de province et qu’il le ferait apporter pour en offrir aux amis, siffle haineusement, les yeux exorbités et éraillés, il se frappe la poitrine et clame qu’il est l’empereur des Romains et fera exécuter tout le monde.

Puis vient la pause. Ils s’amassent en un groupe et débattent avec sérieux. Au milieu de ce groupe se tient l’homme qui était assis tantôt dans la salle, le crayon à la main, il s’en sert pour pointer la salle, il explique quelque chose, il descend la passerelle en courant, il recule dans la salle, il hèle le régisseur, des décors montent et descendent – s’il vous plaît, avancez de trois pas, là on ne vous voit pas, ça y est, là c’est bien ! Recommencez, encore une fois ! Un tantinet plus fort ! Ce n’était pas bien ! Renforcez la nuance ! Pas plus, ça suffit ! Gardez cette position !

Si un habitant d’une île de l’Océan Pacifique apparaissait brusquement ici, on pourrait tranquillement lui faire croire qu’il se trouve dans une maison de fous où sur un signal éclatent les démences, et chacun commence à rabâcher son idée fixe, s’imaginant roi ou mendiant, heureux ou malheureux.

Alors qu’à l’asile de fous où j’ai rendu visite récemment, j’ai noté moi-même que pendant quelques minutes j’avais le sentiment de me trouver à une répétition de théâtre, au milieu de comédiens, messieurs et dames, qui apprenaient, mémorisaient et répétaient leur rôle, obstinément, consciencieusement.

Et pourtant la comparaison boîte quelque part.

Car à minuit, arrivé mort de fatigue devant chez moi, un monsieur me rejoint en courant – tiens, mais c’est X., qui joue un des rôles. – Qu’est-ce que tu fais ici ? – Écoute, je t’attendais, je dois absolument te parler. Je suis sorti de mon lit. Écoute, après réflexion, dans le troisième acte je ne peux pas entrer directement après le banquier – puisque cela signifierait que nous nous serions croisés dans le couloir ; et alors on tue l’effet de surprise ! Pourtant c’est le point charnière qui fait que la pièce, et surtout mon rôle, peut tenir debout ! Essaye d’y changer quelque chose, invente quelque chose, sinon je ne réponds pas du succès ! Si je t’attendais, c’est que je sais que tu iras tôt demain matin au théâtre, et tu dois absolument régler ce problème avant la répétition !

Je le rassure, puis je commence à lui poser des questions amicales, comment il va, qu’est-ce qu’il fait ces temps-ci ? Il soupire, résigné – laisse tomber, va, j’ai de graves soucis – pas d’argent, que des problèmes ! Et puis, mais tu le sais, il y a ma famille… et cette femme ! – Mais qu’y puis-je ? Je ne peux pas l’épouser – cet après-midi encore, l’horreur ! – parole d’honneur, je songe tout le temps au suicide… tu verras, c’est comme ça que ça se terminera… bon, je me grouille, j’habite à l’autre bout de la ville, j’attraperai peut-être encore le dernier tram – bon, donc n’oublie pas ! C’est important ! Au milieu du troisième acte, salut !...

Je n’ai pas oublié, pourtant il m’est arrivé à moi aussi une ou deux de ces affaires qui font qu’on oublie non seulement les petites choses, mais souvent même les plus grands objectifs et les désirs secrets pour lesquels nous croyons être venus au monde. Ce qui m’est arrivé à moi, ce que j’ai appris dans l’après-midi, ce que m’a communiqué le médecin, le banquier, le patron, l’enfant, la femme – toutes les personnes dont dépend ma vie, les événements qui décident de la vie et de la mort, par rapport auxquels la "comédie" ainsi que les livres, la musique, ce qu’on appelle l’art, paraissent de petits amusements insignifiants, des futilités, "Überbau"[1] et terrains inutiles, reflets éphémères de la réalité morne et sérieuse.

Mais je n’ai pas oublié, et quand le matin je me suis trouvé là de nouveau sur la scène, entre les comédiens, metteurs en scène et régisseurs agités, dont jusque-là je n’avais jamais cherché à savoir comment ils vivaient – tout en leur expliquant les idées du comédien qui était venu me voir la nuit à propos de son entrée, j’ai brusquement compris que ces choses sur la vie et sur la mort dont j’avais traîné le fardeau jusqu’ici ne sont que des futilités insignifiantes par rapport à savoir si la bonne devait entrer côté cour ou côté jardin pour annoncer que le repas est servi.

C’est à ce moment-là qu’il m’est enfin revenu où j’avais ressenti quelque chose de très semblable.

Espace ensoleillé, devant des baraques alignées. Un mélodieux signal de clairon – le régiment se rassemble. Un capitaine s’affaire, la figure rouge, en sueur, le macaron doré de sa casquette étincelle. Les troupes défilent au pas cadencé. De nouveaux le clairon, des coups de sifflet, des cris – tous s’éparpillent, quelques minutes plus tard tout le régiment bariolé est allongé devant des monticules de terre, les armes pointées vers l’avant. Silence. Nous gigotons à gauche et à droite, baïonnette vers l’avant !... Puis des cris enthousiastes, « hourra ! hourra ! », et tous s’élancent en haletant, le visage en feu – contre rien.

Ce n’était qu’une répétition.

Un exercice militaire.

Des répétitions durent de par le monde depuis des années, jour après jour, avec des centaines de milliers et des millions de personnages. Mise en place, couturière, générale, décors – les accessoires : canons, bombes à gaz, avions, zeppelins.

Le titre de la pièce : guerre, guerre entre les peuples.

Une représentation : tous les dix ans, tous les vingt ans, tous les trente ans.

Mais tous ceux qui ont connu la vie de soldat ne serait-ce que peu de temps, savent bien que les vingt ou trente ans de la paix ne sont pour eux qu’une transition, des préparatifs fiévreux, des exercices continus, tendus, avec une précision croissante – à la grande représentation où quelque chose devra se décider ou côté cour ou côté jardin ; quelque chose devra se décider par rapport à laquelle la vie et la mort, sang et moelle, sont des enfantillages accessoires : affaire privée, famille, bonheur, amour.

Le soldat l’appelle : victoire !

Le comédien l’appelle : succès.

Je ne sens pas la métaphore comme trop forcée.

Il existe deux vocations, deux sortes de martyre, à propos desquels s’applique cette phrase : mourir au champ d’honneur. Dans un cas nous trouvons cela naturel. Mais nous comprenons aussi Molière qui s’écroule sur la scène, au milieu de la représentation. Le succès mondial de Paillasse qui des ruines de sa vie écroulée saute sur les planches afin de poursuivre le rôle commencé, ne vaut-il pas la réputation de ce soldat japonais qui a tué la femme adorée pour ne pas être affaibli par la tendresse, dehors, sur les tréteaux de la guerre ?

Oui, mais la différence est que le soldat sait de quoi il s’agit – pays et patrie sont des notions claires, elles représentent une réalité tangible.

Le comédien n’a que des idées vagues. Mais ses soupçons ne peuvent pas tricher – les six mille ans de civilisation attestent la grande découverte que ce que nous appelons illusion et fiction, englobe la foi dans le bonheur symbolisé et transmis par l’art : l’imagination est la substance et le but et le sens qui sont un empire aussi fort, sinon plus fort que la Réalité surdimensionnée et adorée à l’excès – celui qui se bat en son nom pour des visions plus belles et plus ardentes crée un monde, il vainc ou il échoue.

Tout comme le troisième, membre d’une grande organisation – clairon de la plus grande des fictions, de la vision la plus téméraire, un troisième au-dessus des deux premiers, qui cache également derrière un costume la foi refusée de sa vocation : le prêtre, soldat de l’église.

Et héros du théâtre de Dieu.

 

Pesti Napló, 25 août 1929.

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[1] Philosophie : superstructures idéologiques