Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
u.s.e.
Immodeste
opinion personnelle
Mon immodeste opinion personnelle - à
l’occasion du discours de Briand avant-hier devant la
Société des Nations - est qu’il faut bel et bien
édifier les Nations Unies d’Europe tels que l’envisage le
programme de la Société des Nations.
Une telle opinion personnelle, même
si elle retentit "en haut lieu", éveille en
général un sourire apitoyé sur la base du calcul coutumier
et profondément ancré chez les gens qu’un homme, quel
qu’il soit, est très peu de chose au regard des centaines de
millions - en effet les gens, sans repenser cette simple constatation
statistique, en parviennent à la fausse conclusion que l’opinion
d’un seul homme est trop peu par rapport à l’opinion de
centaines de millions. Je me souviens, moi-même, d’avoir souvent
souri quand me revenait à l’esprit le fameux éditorial de
feu notre ami Zakata à la une du
périodique Balmazújváros
et Environs, dans lequel, détaillant un important sujet de politique
internationale, il s’est laissé aller à la phrase :
« Je mets en garde l’Angleterre sur la dangerosité
d’une telle mesure ! ».
Ayant beaucoup réfléchi
depuis, et m’étant concerté sur la question avec Titusz Telma, le héros invulnérable de la
Légende, j’ai même analysé le comique apparent de
cette déclaration. Le comique émane de l’usage de la première
personne, donc de ce qu’on qualifie d’immodestie : comment
Zakata se permet-il de mettre en garde
l’Angleterre ? Qui est Zakata ? Et qui est
l’Angleterre !
Pourtant la chose n’est pas si
simple.
Le fait que je sois un si petit point dans
l’immensité de la foule des gens ne signifie aucunement que ce que
je pense et je crois, ce que j’ai reconnu comme bon et comme juste, dicte
un impératif cent millions de fois moins fiable et plus instable et plus
irréalisable que si cent millions d’hommes pensaient et croyaient,
connaissaient comme bon et reconnaissaient comme juste la même chose.
L’erreur provient de ce que,
enfoncé jusqu’au cou dans une vision mécaniste, on confond
le travail psychique avec le travail physique. Il est bien certain que cent
millions d’hommes édifient cent millions de fois plus facilement
et plus vite une montagne, une tour ou un pont qu’un seul homme - mais
pour résoudre une énigme mathématique (pourtant bien
nécessaire pour édifier un pont ou une tour) cent millions
d’hommes ont chacun besoin d’autant de temps, de talent et
d’intelligence qu’un seul cerveau solitaire - le nombre
augmenterait tout au plus la chance de sélectionner le cerveau le plus
apte.
Newton était probablement un homme
des plus modestes, mais sa modeste opinion selon laquelle la force
d’attraction est inversement proportionnelle au carré de la
distance s’est depuis avérée être l’opinion la
plus immodeste, étant donné qu’elle a exclu et fait taire
toute opinion contraire. Pourtant il avait élaboré la chose tout
seul - il l’aurait élaborée aussi, et aussi bien,
s’il avait été seul dans le monde, et même
peut-être…
Et peut-être même mieux.
Une des thèses importantes de Titusz Telma prétend que la solidité de la
vérité et la recevabilité des jugements humains, des
opinions issues de ces jugements, des vérités issues de ces
opinions et des lois bâties à partir de ces vérités sont
inversement proportionnelles au nombre de ceux qui les établissent.
Les lois les plus provisoires, les plus
éphémères, sont adoptées par les foules, au moment
des révolutions. Des conciliabules ou des parlements ne créent
pas non plus des lois vraiment immuables - chacune contient le compromis
octroyé à des centaines d’intérêts par le bon
sens - seules sont avérées être des vérités
vraiment solides, bien utilisables celles produites par un seul Esprit :
dans la solitude non perturbée, intraitable, incorruptible de la tour
d’ivoire de la raison et de la volonté, après qu’elle
les a mûrement réfléchies, vérifiées,
confrontées, non à d’autres opinions, mais à
la Réalité indépendante de toute opinion.
Sois donc modeste, mais seulement ta
personne - que ton opinion ne sois pas modeste ! Ton opinion n’est
pas toi-même - elle a été la création de ton cerveau
et de ton âme après prise en connaissance de la
Réalité - rien d’autre que la Réalité ne peut
la modifier.
Habitue-toi à ce que la
Première Personne n’est pas un aléa ordinal de la grammaire
- elle est plus que ce que tu représentes : la langue anglaise, par
ailleurs si courtoise, qui écrit même le nom de Dieu avec un
"d" minuscule, souligne avec un flamboyant "I" majuscule
dressé son importance métaphysique.
Car, j’ai le devoir et le droit de
réfléchir, moi, au nom du monde entier comme si
j’étais l’unique seul au monde, on peut dire que
l’aristocratie de l’esprit, en débandade, en a bien perdu
l’habitude. La phrase du discours de Briand,« Les
philosophes et les hommes politiques ont longuement planché sur cette
question. », fait un effet presque grotesque.
Philosophe ! Est-ce que ça
compte ? C’est quoi ?
Depuis longtemps on ne cherche plus le
rapport entre ces deux professions.
Pourtant par sa nature la chose ressortit
tout de même de sa compétence.
Mais le philosophe, que pourrait-il dire si
par miracle, ou à la suite d’un accident ferroviaire, on enfermait
l’homme politique avec lui, ne serait-ce qu’une heure, et si ce
dernier était obligé de lui prêter attention et de
réfléchir à ce qu’il dit ?
Il parlerait vraisemblablement en son
propre nom, mais comme s’il parlait au nom de l’Europe.
Il dirait les choses qui suivent.
Monsieur, je ne suis qu’un homme,
mais, ayant vécu la moitié de ma vie, je n’ai pas
remarqué que parmi les cent millions d’hommes de l’Europe un
seul penserait quelque chose de plus intelligent, plus fiable, plus utilisable
que moi-même avec mon petit esprit.
Pourtant si je revois ma vie, je me rends
compte que je n’ai rien réalisé de ce que je voulais faire
et créer avec mon enthousiasme, ma foi et le talent de ma jeunesse -
tout n’est resté que projet, esquisse, promesse. Pourtant tous les
préparatifs ont été menés à bien pour que je
devienne un créateur heureux, un exemple pour ma nation et pour ma
famille - j’ai étudié et je me suis donné de la
peine, j’ai réalisé les cadres, les conditions du vrai
travail.
Et pourtant rien n’a
été fait. Ça ne dépendait pas de moi.
La première moitié de ma vie
jusqu’à présent, moi comme mes congénères, a
été consacrée aux préparatifs - école,
histoire, sport, sciences.
La seconde moitié s’est
passée dans des luttes et des urgences, pour acquérir dans
l’espace une place suffisante où poser mes pieds, pour garantir
dans le temps les quelques années que je pourrais consacrer à ma
vocation. Peine perdue. J’ai été ouvrier, j’ai
été soldat, j’ai été chef de famille,
j’ai été saltimbanque. Partout je me suis cogné
à des résistances aveugles et stupides - ce n’était
pas la résistance des éléments que j’aurais
pu vaincre, et que j’ai d’ailleurs vaincue, puisque
c’était la substance même de ma vocation ; mes
congénères m’ont partout entravé, invoquant des
habitudes, niant l’essentiel, pour la forme.
Aujourd’hui je sais :
j’aurais dû changer la forme pour sauver l’essentiel. Je
crois que désormais il est trop tard.
Les ennemis d’une Europe Unie
prétextent le patriotisme, les sentiments nationaux, la force vitale et
l’honneur des espèces.
Ils se trompent.
Dans la situation du monde actuel
c’est seule une coopération européenne qui peut sauver la
vie des espèces et des nations, sauver l’essentiel - il est
nécessaire d’abattre les frontières pour favoriser la
circulation sanguine des parties fragmentées. Ces frontières sont
comme le bandage sur un corps malade - une fois que les plaies commencent
à cicatriser, les bandages font plus de mal que de bien.
Pusillanimes, de quoi avez-vous peur ?
S’il s’agit véritablement d’espèces,
leur valeur ne peut qu’augmenter dans une coopération. Craindre
une fusion, un pâlissement est tout aussi insensé que craindre que
le lancement d’une circulation sanguine centralisée fasse fusionner
l’oreille, l’œil et l’estomac, qui sont autant
d’organes spécifiques dont le fonctionnement
spécifique est favorisé par l’organisation centrale.
L’Europe a une vocation dans ce
monde, une vocation importante - l’Europe doit croire en sa vocation.
Pourquoi n’est-elle pas en mesure
d’exercer sa vocation ?
C’est parce que sa force est
ligotée par les barrières dont autrefois elle avait besoin -
ligotée par ces survivances, les réminiscences des anciennes
migrations des peuples.
L’Europe a réalisé
l’impossible, jusqu’ici le plus grand accomplissement de la
volonté vitale de l’univers - elle a mené à bien la
révolution victorieuse des transports, elle a divisé par dix la
grandeur relative de notre planète. Elle a transformé le monde
connu en un hôtel confortable dont les habitants se contactent les uns
les autres, font connaissance de corps et d’âme, quand cela leur
plaît. Grâce à la radio et à l’oiseau
mécanique, elle a libéré le monde, elle a pacifié
et transformé les hommes préhistoriques guerriers d’Amérique
et d’Asie - alors pourquoi tremble-t-elle, pourquoi peine-t-elle,
enchaînée par la crainte de sa propre ombre ?
Dites, Européens, qui devrait
chasser cette ombre ?
Chacun séparément, nous
sommes déjà tous en retard - la chamaillerie et le marchandage
avec notre propre corps ont déjà détruit la vie de la
présente génération.
Mais l’Europe unie n’est
peut-être pas encore en retard, elle.
Qu’elle s’éveille donc,
au nom du Christ ! - Que le rédempteur s’appelle Briand ou le
premier venu, peu importe - ce n’est pas le
rédempteur qui compte, c’est la rédemption.
Pesti Napló, 8 septembre 1929.