Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
mezŐtÚr, radio,
os de mammouth, mezŐretour
Journal de voyage depuis Budapest
Je vous ai déjà dit qu’on
n’était pas obligé d’entreprendre un voyage sur Mars
pour voir du monde – par ailleurs on n’est pas obligé de
voir du monde pour apprendre le monde. J’ai déjà
rencontré certains excellents voyageurs qui, au retour de
l’intérieur de l’Afrique, rapportaient comme observation que
la bonne peau de roussi ne laissait pas passer l’eau, et que la conserve
Puis c’est l’autre qui recouvre
la première.
C’est tout comme l’artiste qui
obscurcit un autre artiste – la métaphore n’est pas prise au
hasard, puisqu’un homme bien de notre temps qui voyage en train ne se
contente plus de lire, mais aussi il se place un écouteur de radio sur
la tête et pendant que son imagination vole d’une constellation
à l’autre, ses perceptions sentimentales et sensuelles offrent
tantôt la palme à Tibor Weigand[3] pour son interprétation de la
chanson d’amour Je vous hais,
tantôt se fondent dans le chagrin larmoyant de Sonny boy, tantôt encore acquiescent au conférencier
de la Fédération des Villages pour son avis à propos de
l’élevage des chevaux.
Mais on y reviendra ultérieurement.
Car si les choses se côtoient si
confusément dans la réalité, ce n’est pas une raison
pour les rendre encore plus confuses – l’esprit et la raison
servent justement à y entrevoir ordre et harmonie.
Parfois ce n’est pas facile,
c’est certain.
István Boross,
excellent professeur de littérature au lycée de
Mezőtúr qui dans son joli petit livre consacré à la personnalité
et à l’importance de l’auteur de ces modestes lignes
développe quantité d’arguments et de preuves dont
l’acceptation permettrait à l’auteur de ces modestes lignes
d’être moins modeste – ce même István Boross accueille à la gare sans enthousiasme la
carcasse mortelle de cet auteur modeste car, comme on l’apprendra, bien
qu’un grand intérêt s’annonce pour la rencontre avec
l’écrivain, lui, en tant que président du club sportif,
doit absolument se rendre au match de foot ; de plus, demain ce sera jour
de foire aux ovins, il importe donc de ne pas se coucher tard, et il est vrai
que c’est Monsieur Spett, le maire, qui doit
introduire l’invité de la ville auprès de son public,
immédiatement après les respectueuses présentations il
devra lui aussi partir pour cause d’élections municipales.
Nous rassurons ce cher professeur, ce
n’est vraiment pas grave, Moïse s’était trouvé
dans le même cas que Monsieur le Maire – il a montré Canaan
à son peuple, sans pouvoir y accéder lui-même.
Pourtant cela n’aurait pas
manqué d’intérêt, car la voix d’airain de mon
ami Oszkár Ascher[4], compagnon de route de corps et
d’âme, noble récitant de poésies, résonne plus
magnifiquement que jamais – Mezőtúr ou Jéricho, cela
lui est égal, la trompette de la Pensée et de la Foi
s’élève ici comme là-bas vers le ciel avec la
volonté et l’espoir de faire un jour enfin tomber ces solides
murailles obstinées.
Naturellement je ne vise pas les murs
livrés par la briqueterie de Sándor Márer
– ce serait pure ingratitude de ma part à l’égard de
notre hôte qui nous attendait avec un succulent déjeuner et qui,
après le déjeuner, fera visiter son usine à moi, visiteur
passionné de toutes les industries.
Ma parole, les briques sont belles, je les
recommande chaudement à tous – pas aussi chaudement bien sûr
que comme je les vois au fond du four, en train de cuire et de sécher,
à des centaines de degrés. Je suis encore plus
intéressé par la carrière d’où on en extrait la
matière première.
Une immense cavité, dans le
pâle champ automnal de la Grande Plaine – un chemin de fer à
voie étroite conduit à l’intérieur, au fond brille
une eau stagnante jaunâtre. Les parois latérales de la
cavité se découvrent en couches superposées – du
sable en haut, puis de l’argile grise, en bon ordre – ce sont des
couches géologiques, les feuilles d’un passé de centaines
de milliers d’années, les unes au-dessus des autres –
gigantesque Journal Intime de la croûte terrestre que
l’Homme-vrillette, en quête de pain et de matériaux de
construction, a maintenant foré et mâché en tous sens.
Et moi, insecte distrait, plutôt que
forer moi aussi et collectionner les briques rectangulaires pour avoir
où se cacher et où correctement s’enterrer le jour venu
– avec une curiosité candide j’essaye de feuilleter ce livre
et de trouver ce que recèle ce journal mystérieux du
passé. Mon guide me sert quelques données.
Dans la couche sableuse on a trouvé
des vielles tombes, âgées de quelques centaines
d’années, probablement du temps de l’occupation ottomane.
Plus bas des cruches bizarres, de l’âge de la céramique, on
les a données aux archéologues.
Là-bas, tu vois, en grande
profondeur, dans ce petit trou on a trouvé un fémur de mammouth
de belle taille, des défenses aussi, avec des rainures
caractéristiques – cette petite profondeur de trente
mètres, apparemment la trente millième page déjà
des annales du journal – il y a trente mille ans cette couche où
nous nous trouvons était la couche supérieure. Mais il y a trente
mille ans, il est certain qu’au même endroit où
aujourd’hui on se prépare à la foire aux ovins, la place du
marché de Mezőtúr, se promenaient des mammouths, et dans
l’air sillonnaient des dragons aussi grands qu’est de nos jours un
solide avion Junker à dix places.
Tu vois là, cette flaque d’eau
souterraine, la couche doit dater d’une centaine de milliers
d’années. Il n’y a plus dedans que des coquillages et des
escargots de mer fossilisés. Tu sais bien que la Plaine a jadis
été complètement recouverte d’une mer – il ne
vaut pas la peine de creuser plus bas, on n’y trouverait plus de
matériaux utilisables.
Viens, entrons prendre un café, je
te montrerai les ossements de mammouth si ça t’intéresse.
Les os de mammouth traînent sur
l’étagère supérieure de l’armoire.
Sur le côté, une table basse,
dessus une radio ; un placard étroit, avec dessus, sur un long
tube, une quelconque figure lunaire ronde, le haut-parleur.
Cette grande tête ronde sans yeux,
sans nez, sans bouche se met à parler fort de temps à autre.
Et tous les visages se tournent vers elle.
Et la tête ronde, parlant plus fort
que nous tous, annonce que ceci ou cela s’est passé à
Budapest voilà une demi-heure. La minute suivante elle reparle pour nous
faire savoir en passant qu’un quart d’heure plus tôt telle ou
telle action en Amérique a perdu un demi-point. Après une courte
pause elle raconte en vitesse qu’un tremblement de terre s’est
produit le matin au Japon, avant de se mettre subitement à chanter
d’une voix de femme envoûtante. Tout à coup elle se munit de
mille gorges : un orchestre en jaillit, un chœur chante des psaumes,
et chaque recoin de ce petit appartement de province se remplit de la compacte
musique des sphères.
Je n’aurais pas imaginé ce que
signifie la radio en province.
Ce n’est pas une blague, ce
changement intervenu en quelques années.
Toutes les familles possèdent un
poste de radio. Il occupe la place centrale, au milieu du salon : un autel
domestique, le foyer de l’âme et de la raison, c’est autour
de lui que se blottissent pour se chauffer toutes les curiosités
naïves, enfouies ou inassouvies, tous les désirs et les espoirs, la
religion des âmes simples.
Le monde est devenu leur, cette lampe
merveilleuse le leur a ouvert.
Le matin ils se lèvent plus
tôt pour écouter les informations – ce qu’autrefois le
journal ne leur apportait qu’une demi-journée, une journée
ou plusieurs jours plus tard, maintenant ils l’entendent de
première main, avant même que ce soit imprimé.
Le programme hebdomadaire se pavane
là sur la petite table, et le bourgeois de Mezőtúr est mieux
informé de l’état du jour de la culture musicale de
l’Europe qu’un professeur de piano – même
l’enfant sait que le concerto pour violon de Beethoven nous sera transmis
cet après-midi de Stuttgart, or à Stuttgart on le joue bien mieux
qu’à Barcelone.
À sept heures et quart je
mène une conversation unilatérale avec mon ami Dezső
Kosztolányi – je place la Tête ronde près de moi et
pendant que je m’habille et fais ma toilette, c’est comme
s’il était ici tout près de moi : il me crie
directement à l’oreille sa conférence à Budapest sur
notre douce langue maternelle.
Eh oui, la douce langue maternelle.
Pour être douce, elle l’est,
là où sa cloche c’est qu’elle est seulement celle de notre mère.
On ne peut pas y remédier. Cent
millions de radios peuvent la capter vainement partout dans le monde –
quelques centaines de milliers seulement la comprennent, les autres
l’entendent, haussent les épaules, et tournent le bouton.
Le chaos babélien des langues rend
une fois de plus impossible que la reine de tous les arts, poésie et
littérature, profite de cette merveilleuse omnipuissance de la
communication. Il n’existe pas de langue mondiale, aucune langue vivante
ne souhaite le devenir, nous rechignons à adopter
l’espéranto – que restait-il d’autre ? L’art
musical s’est installé sur le trône laissé vide, la situation est la même qu’elle
était déjà au XVIIIe siècle – c’est la
musique qui parle à tous de la même voix, elle laisse les autres
expressions loin derrière.
Il faudrait peut-être retourner
à Farémido. Plutôt que
l’espéranto, apprenons un nouveau langage composé de sons
musicaux.
Bon, tant pis – le public à
notre conférence est enthousiaste, intelligent et comprend tout :
il comprend chaque mot. Une chaleur envahit mon cœur – est-ce du
sang ou des larmes ?
Dehors, sur les routes de la plaine large,
longue, sans espoir, des bêtes bêlent.
Demain c’est foire aux ovins.
Ici tu dois vivre et mourir.
« Terre
maudite. C’est ma patrie à moi,
L’Orient
sans soleil… »[5]
Pesti Napló, 10
novembre 1929.
[1] Villes de l’est et du sud-est de la Hongrie.
[2] Károly Lassovsky (1897-1961). Astronome, géophysicien, émigré en 1957 aux Etats-Unis.
[3] Tibor Weigand (1905-1965). Compositeur hongrois de chansons, chanteur de charme.
[4] Oszkár Ascher (1897-1965). Comédien, directeur de théâtre.
[5] Du poème "À la Gare de l’Est" de Endre Ady (1907).