Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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romancier assassin, hÉros meurtrier

Martin Lampel[1] et Erzsébet Molnár

Une rengaine de Budapest, fait allusion à un message dans la vitrine d’une vieille maison d’édition, sur le refrain suivant :

« Robert Lampel était autrefois Wodianer[2]. »

Ce Lampel berlinois n’était pas autrefois Wodianer, mais il était en relations amicales avec des maisons d’éditions.

Il n’était pas Wodianer, il semble plutôt avoir été un terroriste ; dans son cas il semble même qu’il ne se contentait pas de tuer le temps à écrire des romans et des pièces de théâtre, il a aussi tué un de ses amis, dans le même état d’esprit que Raskolnikov, le héros du roman, qui était d’avis que cette vieille dame-là n’était pas plus qu’une punaise, donc on pouvait y aller, l’écraser.

Il me semble que la célébrité d’écrivain de Monsieur Lampel n’a nullement souffert des conséquences juridiques de la découverte de ce meurtre – son éditeur fait certainement de bonnes affaires, le public en raffole – je viens de lire que, compte tenu de l’intérêt du public, la revue Magyarország va publier le roman dans lequel l’écrivain assassin écrit comment le héros meurtrier a commis l’acte que l’écrivain assassin a exécuté.

Je me trouve dans l’embarras. J’ignore ce que je devrais lire d’abord pour formuler un avis sur l’affaire, l’aveu de monsieur l’assassin Lampel devant le juge, ou bien l’aveu du confrère écrivain Lampel devant le public des lecteurs.

Quel aveu est plus vrai, plus franc, plus instructif ? Lequel dévoile mieux le grand problème : que signifie tuer un homme ?

Les deux ? L’un des deux ? Aucun des deux ?

Je préfère lire un troisième – la réalité, l’événement dans sa nudité, qui ne s’est pas produit pour être écrit, et qui ne s’écrit pas pour se produire.

Le crime horrible, gratuit, fantastique et pourtant si misérablement simple, digne d’un musée de cire – Erzsébet Molnár, assise méditative, haussant les épaules sur le banc du commissariat de police et répondant de sa petite voix terne de bonne aux policiers qui l’interrogent : je ne sais pas, Monsieur, comment ça s’est passé, c’est venu comme ça, tout à coup j’étais obligée de le tuer, j’ai pris un couteau, j’ai porté des coups, je l’ai traîné, j’ai défoncé sa tête, j’ai encore porté des coups – quand il était mort, je me suis couchée, j’ai mal dormi, maintenant je me sens bien, je suis soulagée de l’avoir dit, j’aimerai retourner dormir.

Cela se passe à peu près comme ça, un meurtre authentique, archaïque, non préparé par la culture et la littérature dévoyée ou non : le modèle initial primitif et la matière brute de toute littérature. C’est ainsi que travaille le professeur Vie, maître des auteurs dramatiques et des romanciers.

C'est-à-dire…

Ceci serait vrai si toute cette affaire Erzsébet Molnár, le personnage et l’acte, ne ressemblait pas très fort à quelque chose dans sa nature… si on n’avait pas ce sentiment de "déjà-vu", que ce cas s’est déjà une fois produit, de façon littéralement identique, avec la même personne, dans les mêmes circonstances extérieures et intérieures.

Un autre meurtre antérieur ?

Non. Deux meurtres réels ne peuvent pas se ressembler autant.

Seul un événement imaginaire peut ressembler autant à un événement réel.

Et cela me revient.

Dezső Kosztolányi a écrit un roman, il s’intitule Anna la Douce[3]. C’est là que se trouve écrit, vécu et argumenté ce meurtre de Erzsébet Molnár.

Mais alors nous revenons à notre point de départ.

Encore de la littérature ?

De la littérature qui précède la vie – la vie qui donne matière à la littérature – un meurtre fictif, un meurtre réel, de la littérature avec vocation de devenir meurtre, un meurtre avec vocation de devenir littérature – quelle confusion !

Ajoutons-y la question de la création artistique tellement dans l’air du temps, rendue si tranchante dans l’expression brutale selon Lampel : l’écrivain doit-il vivre la vie pour pouvoir en donner une image fidèle ?

Et que signifie vivre le meurtre ?

Kosztolányi l’a vécu, mais manifestement sans le commettre.

De même pour Dostoïevski.

Pourtant ce dernier aurait pu – avant d’écrire Raskolnikov, il a été banni dix ans en Sibérie, innocent, expiant à l’avance son péché originel d’être venu au monde avec une imagination qui permet de vivre l’état d’âme du meurtrier aussi bien que celui de la victime.

Apparemment c’est le critère. C’est peut-être là que se cache la différence essentielle entre un artiste et un homme ordinaire, entre le talent pour imaginer et le talent et l’envie pour agir.

Celui qui ne sait imaginer que le rôle de la victime, peut devenir victime. Celui qui ne peut imaginer que le rôle du meurtrier, peut devenir meurtrier.

Celui qui peut imaginer les deux : il ne peut devenir qu’artiste.

Il devrait en découler que Lampel est soit meurtrier, soit écrivain.

Ou le roman qu’il a écrit sur le meurtre est un mauvais roman, ou il n’est pas vrai qu’il l’a écrit sur lui-même.

Il est vrai que c’est un raisonnement passablement paradoxal. Mais que faire si l’expérience du rapport de l’art et du vécu entraîne une conclusion aussi paradoxale ?

Il me serait plus simple de reconnaître, de dire selon un bon raisonnement à l’allemande : c’est du bla-bla, chacun se connaît au mieux dans ce qu’il a vu ou ce qu’il a fait ; dans l’art le principal est le vécu, c’est la littérature de l’avenir – comment est un meurtre, celui que l’on a assassiné a de bonne raison de ne plus pouvoir en parler, laissons au moins parler celui qui a assassiné – mesdames et messieurs, veuillez entrer, ici on vend le roman original de Martin Lampel, avec la description fidèle de son meurtre original, c’est plus intéressant et plus vrai que Remarque qui lui aussi a écrit son vécu original – vous pouvez l’acheter ici, à un prix légèrement augmenté, pour la raison que la valeur artistique du roman a augmenté depuis qu’il s’est avéré qu’il se base sur "du vécu".

Car croyez-moi, c’est tout à fait allemand.

Ce n’est pas le meurtre qui est allemand, ce qui est allemand dedans ce n’est pas le racisme et la vendetta médiévale – un meurtre, n’a jamais été propre à une race, mais c’est une particularité humaine hélas très générale, pour m’exprimer correctement.

D’un point de vue littéraire, voire du point de vue de l’écrivain, c’est une chose typiquement allemande que l’écrivain écrive son propre meurtre dans un roman et non dans un aveu à la cour.

L’écrivain allemand, et particulièrement le combattant de la nouvelle génération (j’en connais quelques-uns) commence à clamer une théorie selon laquelle un écrivain par sa profession particulière doit être un homme particulier – il a droit à une loi spécifique. Le but de cette loi serait d’assurer à l’écrivain une totale liberté morale, dans l’objectif d’acquérir ce qui lui est essentiel : son vécu. Étant donné que ce "vécu" est important et primordial, Georg Kaiser[4] vole un tapis et Lampel tue un homme, tenez compte de la nécessité d’acquérir leur vécu afin de créer des chefs-d’œuvre.

Comme tous les systèmes délirants, celui-ci aussi recèle un fond de vérité.

Il est vrai que tout ce qui arrive à l’écrivain possède une double signification. Et la plus importante de ces deux est celle qui le marque – il est vrai qu’un événement n’est pas semblable pour l’écrivain, souvenir et utilité, à ce qu’il est pour les autres. Il est beaucoup plus que cela. La vie d’un écrivain n’est pas, si je peux m’exprimer ainsi, gratuite – un écrivain doit passer un examen, à la place d’autrui, devant Dieu, de ce qu’est la vie – pour lui le vécu, sa propre vie, est matière d’examen, et le vécu est son apprentissage.

Mais la matière d’apprentissage est matière d’apprentissage justement parce qu’elle m’apprend des choses inconnues du monde extérieur que j’ignorais jusque-là.

Je ne peux pas écrire un manuel scolaire pour moi-même.

Le vécu n’est pas ce que je fais – le vécu est ce qui m’arrive.

Il arrive quelque chose à celui que l’on assassine. Celui qui assassine ne fait qu’agir.

Ce qui arrive, je peux en avoir des centaines d’appréciations si je suis magicien.

Mais on ne peut avoir qu’un seul jugement d’un acte ; ce jugement pose la même question d’un point de vue moral ou artistique : s’agit-il d’un acte bon ou d’un acte vil ?

Dostoïevski s’est tellement identifié à Raskolnikov qu’on ne sent guère une différence entre l’écrivain et le héros du roman – c’est cela qui explique la phrase superficielle que j’ai déjà entendue et lue de beaucoup de psychologues : Dostoïevski "aurait vécu" dans son roman le meurtrier résidant en lui.

Celui qui sait lire attentivement, doit s’arrêter à une certaine phrase du chef-d’œuvre, à la page où il décrit le meurtre lui-même.

Raskolnikov assomme la vieille.

Jusqu’à ce point, l’écrivain dépeint Raskolnikov toujours de l’intérieur – nous voyons ses pensées, ses sentiments, nous sommes dans son cœur, dans son cerveau, dans ses nerfs – le pouvoir miraculeux de l’art identifie écrivain, héros et lecteur, il ne fait quasiment pas de différence entre les trois : il est superflu de caractériser le héros, de donner un avis sur lui, connaissant de nous-mêmes nous savons tous de quoi il s’agit.

Et maintenant :

« Le corps roula. Le meurtrier fit un pas sur le côté pour faire place au corps. »

À ce seul mot "meurtrier" ici, dans cette phrase, un gouffre s’ouvre sous nos pieds. Ce n’est ni Raskolnikov, ni Rodia, ni Rodietchka. C’est le meurtrier.

Un instant plus tôt nous faisions encore un avec lui, maintenant nous sommes séparés de lui par un espace infini. Un mot simple qui jusque-là n’avait pas de sens, n’était pas apparu, était inutile puisque nous avons vu constituer de ses éléments et nous avons vu se construire cette chose complexe qu’il est devenu – et pourtant maintenant, quand ce mot a été prononcé, nous sentons tous qu’on ne peut pas analyser cela – ce mot est un verdict, de l’extérieur – un verdict prononcé à la fois par le romancier et le lecteur, sur un homme auquel l’auteur et le lecteur pouvaient cent mille fois s’identifier – il ne peut quand même pas être identique à l’écrivain et au lecteur : l’un n’a pas pu commettre l’acte, l’autre n’a pas pu l’acquitter – car l’écrivain peut être lecteur, et le lecteur peut être écrivain, mais un meurtrier n’est que meurtrier, rien d’autre.

Un meurtrier. Un homme inconnu.

J’ai dit tantôt : deux événements réels ne peuvent pas être aussi semblables qu’un événement fictif et un événement réel.

Entre deux événements, entre deux meurtres, se tient l’écrivain, l’imagination, qui le relie à la réalité.

C’est lui qui ressemble aux deux, qui étaient dissemblables. Et pourtant ces deux-là sont plus loin de lui que l’univers.

 

Pesti Napló, 17  novembre 1929.

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[1] Péter Martin Lampel (1894-1965). Romancier et dramaturge allemand.

[2]  Robert Lampel (1821-1874). Éditeur hongrois d’origine allemande ; l’édition prit le nom de Wodianer à sa mort.

[3] Ce roman a paru en français aux Éditions Viviane Hamy.

[4] Georg Kaiser (1878-1945). Dramaturge expressionniste allemand.