Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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« Connais-toi toi-mÊme »

La dernière grille de mots croisés

Connais-toi lela y est tout au moins comparable – en commençant à la dépasser dans ses dimensions.

Ce nouveau jeu, inventé également en Amérique – vient de rendre fous les Parisiens, les gens ne font que ça, au plus grand dam et pour la plus grande frayeur des divers devins, chiromanciens, graphologues dont la corporation servait jusque-là sans concurrence le public avide de connaître "son caractère" et "son avenir".

Cette nouvelle industrie est une révolution comparable à l’invention de la machine à coudre au regard des petits artisans anciens. Le "travail manuel" méticuleux, taillé sur l’individu, est relayé par la machine – un mécanisme sûr, rapide et crédible, face à la performance humaine sujette à des erreurs – et pourtant, cette dernière est souvent préférée par la prudence conservatrice – « il y a quelque chose là-dedans qu’une machine ne sait pas imiter… »

Mais ce ne sont que des mots.

L’essentiel est que les gens, presque sans exception, sont extrêmement curieux de ce qu’ils devraient être les mieux placés pour savoir – ils veulent apprendre d’autrui comment ils sont. Ce n’est pas la psychologie du miroir – je n’apprendrai jamais d’un miroir comment je suis, j’en apprendrai tout au plus comment les autres me voient – et les femmes en apprennent comment elles veulent se faire voir et se faire croire – mais nous y reviendrons une autre fois.

Et les gens apportent toutes sortes de signes et de traces et de fétiches et de résidus chez les docteurs "de la connaissance humaine", des feuilles de cahiers arrachées, des rides sur la paume de la main – et les divers docteurs "scientifiques" et non scientifiques font leur cuisine dans l’alambic, ils préparent des décoctions, ils pèsent et ils lessivent – à la fin on te rend ton horoscope où il ressort que tu es un homme bizarre, complètement différent des autres, tes humeurs peuvent présenter de fortes variations, et tu préfères même la poule au pot persillée aux coliques.

Ton caractère ayant été tracé, tu peux dormir sur les deux oreilles et tu peux attendre l’avenir qui forcément découle tout droit de ta description.

L’inventeur de la machine à caractères, un certain Welster-Hopkins, qui vient d’enfiévrer le monde avec son invention, ne fait rien d’autre en réalité que ce que faisaient tous les devins depuis les astrologues d’Égypte jusqu’à son confrère Shermann – il a simplement industrialisé le métier, construit un automate, en démontrant qu’il n’y a aucune sorcellerie : pour connaître les gens et anticiper l’avenir il ne faut pas plus de talent particulier que pour tisser des tapis – vu que toutes les âmes sont des mélanges variés d’un certain nombre de caractères définissables obligatoirement donnés : si je connais ces éléments et leurs affinités, il est facile de construire un spectromètre, capable de reconnaître ces éléments dans les composés les plus complexes.

L’automate joueur d’échecs de Farkas Kempelen[1] nous hante. Cette machine a vu défiler tous les grands joueurs d’échecs de l’Europe, et elle ne contenait rien d’autre que quelques cases vides. Mais elle a enchanté le monde, elle a soulevé une plus grande admiration qu’un champion d’échecs en chair et en os avec les mêmes capacités. Ceci n’a rien de méprisable – le goût commun a cette fois touché un grand problème, car une machine est effectivement plus intéressante que l’homme, dans cette relation – le talent humain face à une tâche donnée ne peut manifester que sa  propre force et sa nature, alors que la machine met également en lumière la nature de la tâche.

Dans le problème qu’une machine peut aussi résoudre, il y a forcément une nécessité – un destin prédéterminé, non modifiable, incontournable.

Si on peut mécaniquement analyser l’âme humaine, alors l’âme humaine elle-même est quelque chose de mécanique.

Or si elle l’est, alors il est possible d’en trouver l’axe et l’ouverture.

Et cela nous amène un pas plus près de notre but final : la création.

C’est pourquoi l’enfant de l’homme, l’élève de Dieu et son futur régent et successeur s’intéresse davantage au mécanisme imitant la capacité humaine qu’à la source de cette capacité, davantage qu’à l’âme humaine elle-même.

L’automate de Welster-Hopkins est d’ailleurs, quant à son aspect extérieur, la construction la plus simple du monde.

Plus simple qu’un briquet, plus simple qu’une radio de poche.

Ce n’est même pas une machine. C’est un petit livre.

Un petit livre. Il rentre dans la poche du gilet. Les Parisiennes le font glisser ordinairement dans leur sac à main. Dans leurs instants de liberté (c'est-à-dire quand elles ne dorment pas), à côté d’une tasse de thé, avec leurs amies, dans les pâtisseries, elles le sortent, "le règlent" et elles peuvent y observer leur propre "portrait d’âme", ou celui d’une amie, comme dans leur miroir de poche : un peu de poudre de riz, un peu de rouge à lèvres – tenez, c’est mon portrait intérieur.

Le réglage aussi est d’une grande simplicité.

Vingt-cinq questions groupées par cinq pour des hommes – vingt-cinq questions groupées par cinq pour des femmes.

On ne peut répondre que par oui ou par non.

Les questions ne sont apparemment pas exigeantes. On répond aisément à n’importe laquelle. Quelques-unes sont tout à fait insignifiantes, dans le genre de « Avez-vous du mal à vous lever le matin ? » ou « Acceptez-vous facilement des conseils d’autrui ? ».

Ces questions je le répète, ne signifient pas grand-chose. Mais reconnaissons qu’elles sont habilement groupées. De prime abord on ne voit aucun rapport entre elles – vous répondez en haussant les épaules et ne comprenez pas ce qui pourra en sortir. Mais attendez.

Il convient d’inscrire la réponse dans un cadre de cinq cases. Quand vous aurez répondu à tout, vient une opération de calcul pas trop compliquée, dont le résultat sera un nombre d’au plus cinq chiffres.

Après il faut ouvrir le petit livret qui contient un millier de descriptions de caractères.

Un millier de caractères et autant de débris de miroirs. Sous le nombre déduit de vos réponses vous trouvez joint, et vous reconnaissez en riant, mais ahuri la radioscopie de votre âme et de votre caractère – une brève description qui résume succinctement votre personnage intérieur contrôlable et vérifiable, caché et cacheté – vous-même.

Ou plutôt la personne dont vous êtes obligé de reconnaître que pour le moins elle vous ressemble.

J’ignore les méthodes qu’a employées Welster-Hopkins, les lois qu’il a reconnues ou dont il a tenu compte pour construire sa petite machine psychique à rayons X, simple de fonctionnement mais de construction complexe. Je dois pourtant admettre qu’elle vaut largement les horoscopes usés jusqu’à la corde et rabâchés que nous servent généralement les graphologues ou les artisans de la chiromancie.

J’ai fait mon test.

J’ai répondu les oui et les non de mon mieux, et avec mon nombre de quatre chiffres la machine, telle un téléphone automatique, a balancé mon résultat.

Il faut convenir que le dessin est habile.

En tout cas il est malin.

Si je pense au nombre d’erreurs possibles qui auraient pu se produire, je trouve vraiment étonnant que, d’après ce que disent ceux qui l’ont essayé, il n’y a jamais eu d’erreur grossière.

Aucune moustache n’a été dessinée sur un visage rasé – et les barbes, surtout les longues, ont été reproduites.

Bien sûr cette découverte est plus précieuse et plus exceptionnelle.

Je ne prétends pas que l’illustration serait exhaustive : il s’agit plutôt d’une esquisse rapide que d’un portrait. Mais avec un peu d’indulgence vous vous reconnaissez, même si on vous la présente sans votre signature. Les contours sont sûrs, fermes. Le dessin représente à coup sûr quelqu’un et, je le répète, ce quelqu’un ressemble bien plus à vous qu’à des personnes dont la nature serait l’opposé de la vôtre.

C’est suffisant, ce n’est déjà pas mal de la part d’un psychologue qui travaille avec une machine.

Cela contenterait même le critique qui en recevrait autant de la part des auteurs dramatiques ou des romanciers.

J’y ai d’ailleurs songé : cette petite machine ferait grandement l’affaire d’un romancier moderne. Il n’aurait qu’à repêcher neuf ou dix figures parmi ces dessins, et voilà le roman tout prêt, selon l’école française classique, qui n’exige pas davantage de l’écrivain que de servir des "caractères" reconnaissables.

Qui se souvient de la machine à fabriquer des romans de Jonathan Swift à Laputa ? Voilà l’utopie réalisée.

La machine à fabriquer des romans à Laputa n’aurait évidemment pas beaucoup avancé un certain rêveur fantasque nommé Tolstoï, qui s’était mis en tête que décrire des "caractères" n’est pas une performance, ou c’est peut-être une performance mais rien de plus – une âme en lutte, qu’elle soit en train de se décrire ou qu’elle soit en pleine action, cherche plus, autre chose, en elle-même et en autrui, que ce qu’on peut "décrire" ou "caractériser".

Au-delà de la question "comment êtes-vous ?" il existe une autre question autrement plus excitante, plus décisive et plus importante – une question invisible ne figurant pas sur la palette des couleurs d’un spectrographe, vous sentez seulement au fond de votre âme son effet inquiétant, torturant et pourtant guérisseur, tel un cancéreux qui sent la force des rayons – car la question à poser n’est pas "comment êtes-vous ?", mais comment voulez-vous être ?, dès que vous avez reconnu en vous la source du mal et du bien – l’important n’est pas de vous connaître, mais de vous racheter.

 

Pesti Napló, 24  novembre 1929.

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[1] Farkas Kempelen (1734-1804). Inventeur hongrois d’un célèbre automate de jeu d’échecs qui s’est révélé être un trucage.