Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Surhomme et fusÉe lunaire

Passant, tourne la page, je me remets à philosopher

 

Décembre 1929

Incontestablement le problème est "suspendu en l’air" – ou plutôt, vu que le problème est l’air lui-même, il est suspendu dans l’espace, dans l’emplacement où pendent toutes ces choses qui lévitent, les systèmes solaires et les galaxies et les noyaux atomiques et les électrons.

L’issue finale du déplacement – comme j’ai eu l’honneur de le prédire il y a vingt ans – selon le sentiment non plus des fantasques mais même des experts les plus sérieux, peut être résumée dans l’exigence suivante : entre la force propulsive et l’objet qui circule il convient d’écarter toute structure de médiation telle que muscles, os, roues, et enfin même le moteur et les ailes. Pour le moment donc c’est la balle tirée d’un fusil qui semble être le transport idéal – plus tard il pourra être question de forces plus primitives, plus directes : la tension interatomique, la gravitation, et que sais-je encore.

La technique pressent que s’approche la fusée spatiale qui nous transportera en Amérique en cinquante ou soixante minutes ; elle est dans un stade si avancé de sa réalisation, que les débats actuels ne traitent plus de son mécanisme lui-même, mais des conditions permettant à l’organisme humain ces promenades envisagées à une altitude de vingt-huit à trente mille mètres.

Comment supporterons-nous les différentes pressions, l’air peu dense, les différences d’équilibre extérieur et intérieur provenant des changements complexes de l’attraction et de la répulsion ?

Bien sûr, les prudents évoquent une fois de plus des impossibilités, ils considèrent l’être physique de l’homme conforme à l’état actuel de nos connaissances comme une base immuable – et avec un sourire condescendant ils passent à l’ordre du jour, méprisant la divagation extravagante qui, cette fois, projetterait réellement un surhomme, la vision d’un ectoplasme gazeux – un corps astral qui vagabonderait librement entre les étoiles.

Imagination surchauffée, disent-ils, spiritisme et galimatias scientifique dilué ou condensé, encouragé par la révolution mal interprétée de la technique.

Pourtant cette imagination ne contient aucun élément contre-nature ou supranaturel en elle-même ; il conviendrait seulement de clarifier enfin et d’intérioriser la signification de ce que l’on désigne par le terme technique.

Et il faudrait enfin se rendre compte que la nature créative et la technique créative sont des notions proches parentes – ou plus exactement : ce que nous appelons technique, cette activité, n’est ni l’imitation de la nature, ni son contraire, ni un triomphe sur elle, mais  une de ses méthodes composantes, un de ses principes, si vous voulez, comme la sélection naturelle exprimée par Darwin, même si elle ne se manifeste pas directement, par le biais de l’instinct vital, mais indirectement, à travers l’intelligence humaine – et en tant que telle, elle est une notion qui ressortit aux cadres des sciences naturelles et à la philosophie de la nature.

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Dès que nous considérons la chose de cette façon, nous ne trouvons plus rien d’en principe extraordinaire dans ces fantasmagories – au contraire, nous découvrons un prolongement très naturel et pas même un changement qualitatif dans toutes les transformations, qui se sont produites il y a longtemps et qui se produisent depuis longtemps et qui, si cela nous chante de nous émerveiller, ont été et sont aussi étonnantes, que seront ces nouvelles, une fois réalisées.

Sous réserve que, s’agissant de dimensions temporelles de cette taille, il conviendrait d’élargir un peu la notion d’homme, en la remplaçant, disons, par le terme être vivant, afin qu’y entre aussi bien le protoplasme du fond des mers en tant qu’ancêtre, que notre descendant, le surhomme !

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En effet, d’un point de vue physique et physiologique, le changement des temps au cours desquels l’Être Vivant a quitté le fond de la mer et a émergé à la surface – ou l’autre, encore plus grande secousse quand il a échangé son lieu d’habitation pour la terre ferme (voyez : Catastrophes dans la vie sexuelle, de Ferenczi), a apporté un changement au moins aussi grand sinon plus par rapport à l’état antérieur, que représente ces excursions dans l’océan d’air.

Malgré tout nous y avons survécu et nous avons même préservé le caractère original et certaines qualités éternelles (parmi elles les deux plus significatives : l’amour et la peur) de l’Être Vivant à travers tous les raz de marée et glaciations.

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Il semble que la nature, en empruntant de la médiation de la raison humaine, s’est résolue à une nouvelle expérience.

L’avion fut le premier tâtonnement de cette expérience – de ce mouvement tridimensionnel qu’est voler, depuis longtemps essayé par l’Être Vivant – une forme perfectionnée du vol permise par l’Intelligence Humaine.

(Il était important de rédiger la phrase ci-dessus aussi précisément, pour que n’importe quand, quand il s’agira du vol dans l’air et dans l’espace, du mouvement tridimensionnel de l’Être Vivant à présent nommé homme, nous ne pensions pas à des moyens techniques – ou bien pour que nous comprenions sous technicité ce que la nature y comprend : les organes de l’Être Vivant. En effet, la notion d’organe ne signifie nullement que celui-ci doit provenir du corps ou d’une matière semblable au corps, directement, et pas même qu’il doive être constitué de matière organique. Celui qui a bien admis ce qui précède, ne prendra pas pour un paradoxe ou pour une métaphore vide si je prétends que faire pousser des ailes de notre corps, par un travail nerveux inconscient, ou bien nous construire des ailes avec un travail nerveux conscient (appelé raison) n’est en fin de compte, et observé de la hauteur de la loi du grand Bios, qu’une différence de degrés et non substantielle.)

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Allons-y maintenant pour le reste.

Peut-être ce qui suit après tout cela est-il un processus passablement semblable, une conséquence de contraintes inconnues mais vraisemblablement similaires, un processus dont notre Terre a déjà fréquemment été témoin dans l’histoire de l’Être Vivant.

La pression est bien plus grande au fond de la mer que dans l’atmosphère. Pour nous qui vivons au fond de la mer atmosphérique il est plus facile d’imaginer au sens physiologique de vivre à la surface de la mer d’air, que pour ceux qui habitent en bas, d’imaginer la vie des poissons nageant en surface.

C’est un monde qui sépare la méduse du fond de la mer de la baleine – un monde plus difficile à arpenter que l’enveloppe atmosphérique de la Terre. L’Être Vivant a pourtant parcouru ce chemin, il a peuplé notre monde.

Qu’est-ce qui l’empêche de peupler également le monde de l’océan atmosphérique peu dense ?

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Les ingénieurs parlent déjà d’îles flottantes dont on aura besoin à une altitude de trente à quarante mille mètres, lorsque la fusée aura mis au rebut notre bonne vieille brouette avion cahotante, notre diligence postale volante.

On aura besoin de ces îles, parce que la fusée ne pourra librement circuler que dans l’air rare, pour ainsi dire seulement à la surface de l’océan atmosphérique – elle aura besoin d’une autre force propulsive pour l’envoyer jusque-là. La fusée, en tant que moyen de transport, ressemble aux avions d’aujourd’hui, comme un navire ressemble au sous-marin.

Ces îles flottantes se formeront un jour à partir d’air condensé – ce seront des formations nébuleuses – leur densité sera à peu près la même que celle des continents.

Et ces îles seront habitées par des hommes.

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Peu nombreux au début : du personnel de surveillance, des agents de circulation. Ils respireront avec des baudruches d’oxygène, des ouïes artificielles, le temps de quelques générations, jusqu’à ce que leur organisme se transforme sous l’effet des conditions locales.

Leur corps et tous les organes de leur corps s’adapteront. En s’élevant de l’océan d’air, leur poumon éther élaborera la matière plus fine de l’espace de l’univers – à l’issue de cette transformation se développeront des os et des muscles et des nerfs affinés en matière astrale.

Ils seront de plus en plus nombreux.

Et les îles nuages seront de plus en plus grandes.

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Et une fois de plus, peut-être pour la dernière fois, l’Être Vivant changera de milieu, afin de réaliser son rêve de Bonheur.

De même qu’il a quitté son berceau, la mer, pour la terre ferme, il quitte maintenant la terre ferme pour ce Pays Céleste au sens naïf, que promettent les vieilles légendes.

De l’orée des îles nuages, des anges au corps transparent guetteront la Profondeur, dans le pressentiment frissonnant d’une Atlantide sombrée où nous vivions, nous, misérables, au fond de l’océan d’air.

Peut-être auront-ils aussi des scaphandriers qui se coifferont de lourds bonnets de cuir et essaieront de s’immerger jusqu’à nous pour prendre de nos nouvelles à l’intention leurs confrères anges. D’ici-là nous serons dégénérés en des vers rampants, des sortes de méduses, des monstres sub-atmosphériques – seuls quelques spécimens éclatés d’entre nous émergeront, tels des escargots rouillés, objets de musées, destinés aux travaux pratiques des anges écoliers, des données pour une théorie darwinienne de l’évolution des anges.

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Chemin faisant, l’Être Vivant perdra peut-être une de ses deux caractéristiques de base, entrave au Bonheur Paradisiaque : la peur des êtres vivants les uns des autres.

Ne restera que le pur amour céleste.

 

Pesti Napló, 5 décembre 1929

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