Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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je solde mon carnet

Liquidation à la Saint Sylvestre

J’ai reçu comme cadeau de Noël tout un tas de nouveaux carnets, alors l’ancien, celui-ci dans ma poche, je vais le jeter – non sans le parcourir, pour y découvrir quelques gribouillis non biffés, quelques mots à demi effacés. Toutes sortes d’idées éphémères, d’observations – l’une aurait pu servir pour écrire une scène de cabaret, l’autre un poème. Tiens, un mot, un sujet pour un roman en trois volumes, ailleurs trois pages pleines griffonnées en vitesse – elles auraient pu peut-être m’aider à modifier une ponctuation dans ce roman.

Ça me fera du bien d’oublier tout cela. C’est le chameau de Nietzsche[1] qui me vient à l’esprit, et Nietzsche a raison – l’âme n’est pas une baudruche ni un baluchon, ni un bagage, pour peser sur nous du poids du souvenir : l’âme est un mouvement agissant, un arbre fertile, un contenu en constante renaissance. Il est suffisant que je veille sur sa sensibilité, et quant aux pensées, qu’il en reste le seul cadre, ce que Descartes appelle aussi la méthode : un mot, une tournure, je l’utiliserai désormais autrement, dans un sens différemment nuancé si de nouvelles pensées croisent mon chemin – le reste, que l’emporte le vent, si ce n’était pas assez robuste pour m’arrêter.

Très honorés acheteurs, j’ai l’honneur de mettre en vente mes pensées – en dessous de leur valeur, pour n’importe quel prix acceptable. Si je ne les disperse pas gratis, c’est parce que je respecte la loi sur la concurrence déloyale. Je vous jure que ce sont des pensées en bon état – l’une ou l’autre peut se trouver légèrement cabossée, pour s’être cognée à la réalité – ce n’est pas grave, ça n’empêche qu’on peut très bien les utiliser encore, avec des exigences moindres. Moi-même, hélas, je n’en ai plus l’utilité, en parcourant ce matin leur entrepôt éculé, je vois bien où le bât blesse.

Elles ont été surdimensionnées. Puisqu’il est évident que toute pensée est au fond le déchiffrage d’une énigme, un effort pour solutionner en deux ou trois étapes des problèmes posés par Dieu et la nature – mais moi j’étais impatient, je voulais découvrir d’emblée la clé du problème entier, voyant que ces multiples énigmes ne sont qu’une partie d’une unique phrase fondamentale, chacune de ces images n’est que fragments de la phrase – or moi je voulais déchiffrer d’emblée la phrase tout entière, parce que je devinais que cette phrase constituait probablement la parole magique, le sésame, le secret de la création, et si je la possédais, je pourrais devenir dieu.

Bon, évidemment ça ne marche pas, je dois tout reprendre au début.

Il est impossible de déchiffrer le mystère du monde d’une chiquenaude, comme le cheval saute sur l’échiquier.

Tiens, justement je tombe sur l’expression "saut du cheval" dans mes notes. Et en dessous, entre parenthèses : la comtesse B. Ça y est, ça me revient, il y a un rapport. La comtesse est une femme intelligente et fine, d’un caractère infiniment plus pondéré et équilibré que ma pauvre personne. Le jour où je lui ai demandé, rougissant un peu, quel effet exerçait sur elle toutes les bizarreries que je débite à longueur de temps et que j’écris parfois, elle a répondu que ça ne l’étonnait pas, elle voyait bien que mon esprit fonctionne comme un cheval saute sur l’échiquier.

De prime abord on dirait que c’est une opinion plutôt flatteuse – non à cause du cheval, qui au demeurant ne blesse nullement mon amour-propre, le cheval est un animal noble, d’ailleurs Swift l’estime plus que l’homme. C’est sautiller qui n’est pas un caractère édifiant, comme spectacle c’est plutôt inquiétant et n’évoque certainement pas une image digne et  fascinante de virilité et de maîtrise de soi, or entre le lecteur et l’auditeur, surtout s’il s’agit de dames, doit régner, et on la cherche, une harmonie, dans l’art et même au-delà de l’art.

Mais analysons de plus près ce frappant résumé de caractère. Qu’entend-on en réalité par ce saut de cheval ?

Si certains l’ignorent, "le saut du cheval" est une expression propre au jeu d’échecs, elle décrit la façon dont le cheval, cette figure d’échecs, bouge sur l’échiquier différemment des autres – deux cases en avant, une case sur le côté, ou une case sur le côté et deux cases en avant.

Un bond étrange, donnant une impression de gaucherie, l’appeler saute-mouton serait plus pertinent.

Néanmoins aux échecs il procure certains avantages par rapport au fou ou à la tour qui avancent dignement et directement vers leur objectif ou par rapport au parcours de la reine. L’essentiel est que ce bond permet au cheval de sauter par-dessus d’autres figures qui tenteraient de lui barrer la route, mais si elles ne peuvent pas lui faire obstacle, le cheval ne peut pas les prendre. Par cette voie détournée un cheval peut parcourir un bien plus grand espace sur l’échiquier que les autres figures.

Si je veux comprendre cette sévère métaphore, je dois étudier le parcours spécifique de ce mouvement.

Deux pas en avant, un pas sur le côté.

Cela paraît une ruse un détour diplomatique, une rouerie – or la force et la volonté suivent un chemin droit comme une flèche !

Bien sûr – dans les grandes lignes, grossièrement, superficiellement.

La ligne zigzagante du saut de cheval m’évoque autre chose – qu’est-ce que ça peut être ?

Je vois une illustration, dans un livre intéressant que je viens de lire. C’est le physicien norvégien Petterson qui rend compte dans ce livre des résultats de la destruction nucléaire – une de mes lectures les plus passionnantes, y compris la littérature de guerre.

Ce livre parle du monde du microcosme, de ce monde qui dans l’optique nouvelle des expériences et réflexions, ressemble de plus en plus au macrocosme des systèmes solaires et voies lactées – un monde matériel se trouvant entre nos mains, et si nous réussissons à déchiffrer son secret, plus rien ne nous empêchera de devenir ses dieux créateurs.

On trouve de nombreuses illustrations dans ce livre : des lignes qui signalent la trajectoire des particules nées de l’explosion, conséquence de la fission nucléaire. Ces particules s’élancent avec une force, un élan et une vitesse qui dépassent toute imagination, tout droit, vers l’infini – elles filent un temps. Ensuite leur trajectoire dévie, se courbe, s’échappe sur le côté.

Que s’est-il passé ?

Selon les recherches et les réflexions qui se justifient les unes les autres, la particule a heurté le noyau d’un atome filant en sens inverse – et justement parce que la vitesse et la force étaient si élevées, la collision a détourné le vagabond de sa route. Parfois la collision est si intense que la bombe percutant un noyau d’atome fait un bond en arrière – parfois, rarement, mais dans des cas tout de même relativement fréquents, la particule détruit le noyau d’atome, elle arrache un atome d’hydrogène, une des briques constitutive de l’atome et elle le relance à sa place : dans ces cas-là un nouvel élément naît à partir de l’ancien.

Le résultat dans chaque cas est une ligne brisée, en forme de saut de cheval.

Si parmi les nombreuses lignes droites, le savant décèle sous son ultramicroscope une telle ligne brisée – dans son imagination apparaît une catastrophe de force élémentaire, et non une sorte d’habile louvoiement des aventuriers du monde des atomes. Cette particule était partie avec un trop grand élan et une trop grande résolution vers ses frères gigantesques, les astres – elle n’a pas su se dévier, c’est pourquoi elle a dû soit se briser, retomber la tête en sang, soit détruire un système solaire miniature – il n’y a pas de troisième cas si elle heurte une volonté dirigée en sens inverse.

Pourtant, la science porte ses soupçons principalement sur ces particules-là – s’il y a des particules qui arrivent à vaincre la force attractive de la Terre pour atteindre le Soleil étincelant, ce seront une ou deux de ces particules-là.

Par conséquent, comme à la fin des anciennes ballades, voici ma recommandation en guise d’invocation :

« Comtesse – ne méprisons pas la ligne zigzagante du saut de cheval ; elle n’empêche pas de parvenir loin, plus loin peut-être qu’une flèche : n’oublions pas que l’éclair, symbole de la vitesse, de la force et de la lueur, jaillit aussi dans l’arrière-plan du nuage orageux en une ligne dentelée, composée de sauts de cheval – pourtant sa voie est si sûre que même le tonnerre de caractère droit, qui ne mâche pas ses mots, fier et franc met de longues minutes pour le rattraper. »

 

Pesti Napló, 29 décembre 1929.

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[1] Allusion à Ainsi parlait Zarathoustra.