Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Jean Bien-sÛr

I.

Qui est-il ?

Où l’ai-je rencontré pour la première fois ?

Quand le verrai-je pour la dernière fois ?

Je l’ignore. Mais il était déjà présent à mon berceau : il se trouvait là à la minute de ma naissance, quand je suis sorti de la profondeur du Temps, pendant que je traversais les nébuleuses des millénaires, Force inconnue dans le Noir inconnu.

Et quand j’ai ouvert les yeux et pris mesure de l’inconnu, il était là debout auprès de mon berceau et félicitait mes parents. Il m’a aussi félicité à l’occasion de ma naissance.

Il m’appelait son frère. Moi qui venais des sphères inconnues, de la compagnie des esprits éternels. Je te salue, mon frère, m’a-t-il dit, grandis vite !

Il me parla, il me salua à l’occasion de ma naissance comme si j’avais été décoré, en récompense de mon travail assidu et mon comportement exemplaire. Il me parla avec une certaine supériorité comme un homme qui peut déjà se prévaloir de plus grands mérites que moi, néanmoins avec bienveillance, comme pour dire que c’est déjà quelque chose, c’est déjà un début encourageant d’être né. Car, n’est-ce pas, il faut bien commencer quelque part. De nos jours il convient de se fatiguer un peu pour réussir quelque chose, croyez-moi. En tout cas, il vaut mieux commencer par naître. Sans cela personne ne va loin par les temps qui courent.

C’est à peu près cela qu’exprime son attitude. Ensuite il constate que mes oreilles sont tout à fait celles de mon père et mon nez aurait pu être décalqué sur ma mère.

Croyez-moi, affirme-t-il, on ne peut jamais savoir ce qu’un enfant deviendra avec le temps. Toujours est-il que bon sang ne peut mentir.

Bien qu’il arrive qu’on entende des cas, n’est-ce pas, où un petit moins que rien deviendra un brave homme.

Non mais vraiment, comment peut-on savoir à l’avance ?

Eh oui, Monsieur Kovács. Monsieur Tartempion, je ne connais pas son nom, je ne me le rappelle pas, je l’ai oublié, pourtant il s’est très souvent présenté, je l’ai rencontré partout, au déjeuner, au dîner, à bord de bateaux à vapeur, en chemin de fer, au théâtre, au champ de courses, en guerre et en paix, au café et dans le tram. Je l’ai oublié parce que toujours et partout c’est lui que je rencontre, et ça lui est égal, il est prêt à se présenter mille fois. Il a des moustaches et un large nez.

Il est toujours aimable avec moi, le plus souvent c’est lui qui m’aborde. Impossible de se raccrocher à quelque chose, il parle toujours de ce dont il s’agit, et il dit vrai. Toutes les situations dans lesquelles nous pouvons nous rencontrer l’intéressent de la même façon. Lorsque je suis né, il parlait de la naissance, me rencontrant dans un train il parle du chemin de fer, à un enterrement, de la mort, à une exposition, des tableaux.

Il est difficile de le contredire, car ce qu’il dit de ces choses recèle la sagesse la plus fraîche et la plus expérimentée. C’est un homme d’âge mûr qui sait déjà quelque chose sur tout. Il ne se passe rien sans qu’il ait une observation à faire, il n’est pas surpris par le progrès car il l’avait prévu, il n’a aucune raison de s’en étonner.

Il m’accompagne fidèlement tout au long de ma vie, il ne se met jamais en avant, ne s’impose jamais, il ne me recherche pas, mais il est toujours présent. J’ignore pourquoi il m’aime, quelle est son opinion sur moi, puisque tout ce qu’il a pu entendre de ma bouche c’était : eh oui, en effet, bien sûr, vous avez raison, c’est très juste, c’est comme vous dites.

Maintenant il est assis ici et il remarque : eh oui, quelle belle chose quand un homme a du talent pour écrire. Mais il faut dire qu’apparemment on tient ça de naissance. C’est bien vrai.

Il sera présent aussi à mon lit de mort. Il va rassurer mes proches en disant que ce doit être mieux pour moi comme ça. Au moins je cesse de souffrir.

C’est déjà quelque chose. Il aura raison.

Qui est-il ?

Où l’ai-je rencontré pour la première fois ?

Où me cacher ?

Je vais essayer de le décrire. J’en serai peut-être débarrassé. Ou je me ferai une place dans son psychisme, je m’y adapterai, je me trouverai bien en sa compagnie. Qui vivra verra.

Eh oui, bien sûr.

Jean Bien-Sûr approuve ma dernière remarque et ajoute que je fais bien de le dire, parce qu’il n’est jamais arrivé qu’il n’arrive rien.

N’est-ce pas ?

Jean Bien-Sûr dixit.

 

II.

 

Il n’est pas un homme de discours.

C’est ainsi qu’il commence chaque toast. Messieurs, je ne suis pas un homme de discours.

Ceci devrait être un signe de modestie, puisqu’il le dit en guise d’excuse, pour qu’on n’attende pas de lui de grandes sagesses, de l’intelligence, une flamboyante force suggestive. Naturellement, dans cette excuse on trouve aussi, au-delà de la modestie, un zeste d’ironie, adressé à "l’homme de discours" qui ne fait que papoter et jacasser, sans jamais rien formuler.

Tandis que lui…

De quoi est-il l’homme en réalité, si ce n’est pas de discours ? C’est difficile à dire.

En fait ce qui est bizarre, c’est que puisque quatre-vingt-dix-neuf pour cent des toasts commencent par cette phrase, l’esprit naïf et sobre qui croirait que le toast est un genre relevant de la rhétorique, serait obligé de reconnaître qu’il s’est trompé, car le toast est apparemment une cathédrale ou un placard, ou une semelle de chaussure, ou un quelconque article industriel fabriqué par des mains assidues et travailleuses. Ce sont les Jean Bien-Sûr qui ne discourent pas mais qui agissent.

L’homme de discours a du mal à prendre la parole dans les agapes. On dirait qu’il n’est même pas présent, il est occupé. Tout un tas de gens qui ne sont pas hommes de discours sont contraints de parler à sa place.

Mais où est-il donc, l’homme de discours ?

Vraisemblablement à un endroit, prévu, n’est-ce pas, pour les discours. Disons, au Parlement qui, comme son nom l’indique cherche l’issue des problèmes dans la parole. Ou, disons, au théâtre, ou dans les rédactions, ou derrière des bureaux.

Oui mais justement, Jean Bien-Sûr a une piètre opinion de tous ces endroits.

En ce qui concerne le Parlement, oui certes, vous voyez, les gens n’y font que palabrer, ça devrait être interdit, je le dis comme je le pense, au risque même d’être pendu. Ils palabrent mais ils ne font rien.

Il serait certes plus intéressant qu’ils manient la truelle au Parlement ou la scie à bois. Mais alors… à quoi il sert ?

Mais ça, on ne peut pas le savoir, n’est-ce pas. Écoutez, je suis un démocrate, il n’empêche, croyez-moi, dans ce que dit Mussolini il y a beaucoup de vrai.

Mussolini, lui, en impose à Jean Bien-Sûr. Il aime en général les orateurs qui ne discourent pas mais qui agissent.

Les hommes politiques qui recueillent le plus grand succès, le plus d’autorité et la plus belle célébrité sont ceux qui clament ouvertement au Parlement qu’ils ne sont pas hommes de discours. Il se reconnaît en eux.

La personnalité politique la plus imposante de la période d’avant-guerre était ce leader qui a carrément déclaré la guerre non seulement aux belles paroles, mais au culte de toutes les sortes de paroles – ses déclarations vaticinatrices brèves et concises résonnaient comme des mots d’ordre, destinés aux ouvriers d’une vieille bâtisse délabrée.

Oh hisse ! Ça devrait suffire à celui qui porte la poutre de l’avenir.

Messieurs, a brièvement déclaré cette personnalité, en assumant la responsabilité de l’allégeance du pays à l’Empereur, la guerre, nous la gagnerons.

Ça oui. Ça, c’est un discours. C’est ainsi que doit parler un homme, dit Jean Bien-Sûr. Succinctement, concisément, sans tergiverser. C’est ainsi que parle un homme vrai qui n’est pas homme de discours.

Son souvenir remplit le cœur de Jean Bien-Sûr, de nos jours encore, de recueillement et de foi.

La guerre, nous l’avons perdue, mais qui ne connaîtrait pas l’histoire du rabbin miraculeux de Cracovie ? « Lemberg est en flammes ! » - dit le rabbin, le visage transfiguré. Des coursiers furent dépêchés, et il s’avéra que Lemberg n’était nullement en flammes.

Bon, bon, répondent de nos jours encore les fidèles à Cracovie, si on leur rappelle cette histoire – d’accord, Lemberg n’était pas en flammes ; mais Monsieur ! N’est-ce peut-être rien que le rabbin voyait jusqu’à Lemberg ?

Der Kick nach Lemberg ![1]

C’est ce "Kick" qui en impose le plus à Jean Bien-Sûr, plus que tous les discours.

Dans la poésie également.

Plus que les poésies complètes de Petőfi, il apprécie que le poète avait prédit qu’il allait tomber sur le champ de bataille, et que des destriers allaient piétiner son corps.

Il est vrai qu’il avait également prédit le pèlerinage de sa veuve à sa tombe paisible, mais ça ne compte pas, parce que c’est ce qui précède qui s’est avéré exact.

Le reste, Messieurs, n’est que philosophie. Ça ne vaut rien.

L’homme de discours ferait mieux d’aller faire quelque chose d’intelligent, voyez-vous, il ferait mieux d’aller biner la terre.

Lui, il parlera à sa place. Ce qu’il dira, lui, ça aura du poids, ça aura un sens, ça aura une moelle, car il n’est pas un homme de discours.

Écoutons donc ce qu’il a à dire.

 

III.

 

Lui, plus généralement, il n’est pas un homme à…

Parce ce n’est pas seulement de discours qu’il n’est pas un homme.

C’est en général qu’il n’est pas un homme à…

Voyez-vous, je ne suis pas un homme à…

Entendez par là qu’il est un homme tout différent des autres – et savez-vous pourquoi ?

Parce que, voyez-vous, les autres hommes sont tous immodestes et imbus d’eux-mêmes, ils s’imaginent être particuliers. Particulièrement ceci ou cela, voyez-vous, ces gens-là sont ridicules.

Je dis toujours à ma femme, voyez-vous, regarde, mon petit, un de plus qui s’imagine avoir inventé l’eau tiède.

Il n’est pas comme ça.

Il est humble. Il a un humble avis. Selon son humble avis. Il présente son humble avis avec tant d’humilité qu’on y fait forcément attention et tout le monde se tait : hum, on a intérêt à écouter, quelqu’un qui est si humble et pourtant se met à parler, il doit avoir une bonne raison pour le faire.

Je ne suis qu’un homme simple, dit-il. Il n’y a pas d’homme plus simple que moi.

Dans le monde entier il n’y a pas d’homme aussi peu compliqué, aussi quelconque, aussi ordinaire, aussi simple que moi.

Il est l’unique homme quelconque au monde.

Car lui, il sait entendre raison, pas comme, voyez-vous, ces, excusez l’expression – pardon, sauf exception – ces toutes sortes de gens, voyez-vous, comme-ci et comme ça, voyez-vous, c’est ridicule.

Car prenons tout de suite l’exemple, voyez-vous, excusez-moi… des Juifs.

Écoutez, je ne suis pas homme à…, parce que, voyez-vous, parce que quelqu’un est juif.

Écoutez, au vingtième siècle, écoutez, on n’a pas le droit de parler comme ça. Aujourd’hui nous vivons dans un autre monde, et moi je ne suis pas homme à, à ne pas reconnaître qu’on voit de nos jours de nombreux braves et honnêtes Juifs aussi.

Il y a pourtant du vrai dans ce que, tant pis, je le dis, même au risque d’être pendu, voyez-vous, il y a du vrai dans ce que dit Gömbös[2].

Il ose le dire, lui, il n’a pas peur. Il est le champion prudent, modeste mais intransigeant de la vérité.

Ce n’est pas de sa faute si la lumière de la vérité lui vient toujours quand cela devient de notoriété publique, pour un temps, face à la vérité contraire, ce qui était de notoriété publique six mois auparavant ou ce qui le sera six mois plus tard.

Lui, il n’hésite pas à le dire rondement, même au risque d’être pendu, que, voyez-vous, ce Bethlen[3] est un homme extraordinaire.

Et qu’on le pende !

Ce n’est vraiment pas de sa faute si par hasard ces temps-ci on n’est pas pendu pour avoir osé exprimer aussi ouvertement une chose aussi téméraire.

Le problème est seulement que pendant la Commune de 1919, quand je l’ai croisé, il était en train d’expliquer que, voyez-vous, il y a quelque chose dans les idéaux de ces gens-là. Écoutez, je ne suis pas homme à m’enthousiasmer trop vite, voyez-vous, à m’échauffer à tout propos, si je peux me permettre, voyez-vous – mais je vais le dire au risque d’être fusillé, voyez-vous, il y a du vrai là-dedans, que le pauvre aussi est un homme qui doit vivre.

Il n’a pas été fusillé, pourtant il était tout à fait prêt à proclamer sa conviction, même dans la rue.

Il n’est pas un homme à…

Lui, on ne peut pas l’induire en erreur, on ne lui fait pas peur.

Lui, en été il proclame ouvertement que, voyez-vous, je le dis à la face de n’importe qui, n’hésitez pas à le faire venir sur-le-champ, voyez-vous, cette bonne petite chaleur est bonne pour la santé. Écoutez, cela devrait toujours exister, à mon humble avis, voyez-vous, au risque de me tromper, mais le cheval a quatre pattes et il lui arrive quand même de trébucher.

En hiver il préconise le froid avec la même chaleur, que pendant la canicule il contredit froidement les éléments conservateurs qui suent et qui jurent.

Il n’est pas un homme à… Lui, il dit ouvertement, en face de Monsieur, que bien sûr, Monsieur, c’est très bien ce que vous faites, Monsieur, je vous le dis en face, tel que je le pense.

Il le dit aussi en face de Dieu : mais oui, le monde que vous avez créé est très beau, mon Dieu, je vous le jure.

 

IV.

 

C’est exactement comme.

On lui raconte quelque chose.

Une petite chose.

Que le Popocatépetl est entré en éruption, quarante mille personnes noyées dans la lave. Ou qu’on a assassiné l’empereur de Chine, ou que le parti travailliste a gagné les élections en Angleterre, ou qu’on a inventé le sérum anticancéreux.

Il écoute avec intelligence, on voit sa profonde réflexion. Le temps qu’il se mette à réagir, toute la compagnie se tait avec respect, tout le monde attend son avis avec curiosité. Ce que pense de la chose Thomas Mann, ou Bernard Shaw, ou Gandhi, les gens n’ont pas l’habitude de l’écouter avec autant de respect ; ils sont partiaux, chacun d’eux a son idée fixe et c’est en fonction de celle-ci qu’il juge.

Jean Bien-Sûr est impartial, lui. Non mais vraiment, quel intérêt aurais-je de dire ceci ou cela ?

Par conséquent il dit : c’est exactement comme.

Sérum anticancéreux ? Écoutez, c’est exactement comme avec mon beau-frère. Écoutez, j’ai un beau-frère qui se fait faire chaque année un nouveau pardessus. Écoutez, peu importe qu’il en ait besoin ou non. À quoi ça lui sert, je vous le demande. Écoutez, il dit qu’il faut penser à tout, car rien ne se passe quand il ne se passe rien. Écoutez, c’est exactement comme ça.

Et les gens se taisent un moment, en hochant la tête, méditatifs, et chacun séparément se sent honteux, les autres ont certainement dû comprendre pourquoi c’était exactement comme ça, la preuve en est qu’ils hochent tous sagement la tête – ce doit effectivement être exactement comme ça, c’est seulement moi qui suis un peu fatigué, c’est pourquoi je n’ai pas compris.

Le résultat est que la comparaison, l’exemple, l’explication, "l’anecdote" restent quelquefois en vigueur pendant des siècles, se sublimant même parfois en vraie théorie, selon laquelle cette chose, cette nouvelle pensée, cette idée révolutionnaire, ce projet novateur et améliorateur et subversif ne vaut pas grand-chose, il ne vaut pas la peine de s’en occuper, il n’est pas conseiller d’y investir son enthousiasme, car c’est exactement comme avec le beau-frère de Jean Bien-Sûr qui s’est acheté son pardessus. Or c’est exactement comme ça, alors à quoi bon s’enthousiasmer ?

Jean Bien-Sûr et son beau-frère dont le cas est exactement comme ça, jouent un rôle bien plus grand que l’on ne penserait dans le freinage et les retenues des perceptions et des politiques.

Vous dites que Hamlet a tué son beau-père ? C’est exactement comme quand il y avait par chez nous, au pays, voyez-vous, un vieux régisseur, voyez-vous, chez les Solti, pas les Solti de Nógrád, mais ceux de Somogy, voyez-vous, ce régisseur était toujours en guerre avec l’intendant, ils se supportaient quand même, alors qu’en dites-vous, n’avait-il pas raison cet homme ?

Autrement dit, s’il l’a tué c’est exactement comme s’il ne l’avait pas tué.

Vous dites que Lear fut abandonné par ses filles ? Écoutez, c’est exactement comme l’été avec les canards, un point c’est tout.

Car cela est vrai, les choses sont simples, une fois qu’on s’est aperçu que toutes les choses sont exactement comme une autre chose. Abélard c’est Cunégonde, et Cunégonde c’est Abélard.

Tout perd son importance tragique et le monde devient extraordinairement confortable et clair.

Dans le fond, c’est Jean Bien-Sûr qui est le vrai poète. Son élément est la métaphore, la reconnaissance que les choses seraient incompréhensibles en elles-mêmes si, par bonheur, il n’y avait pas les autres choses auxquelles on peut les comparer.

Car dites, que vaudrait le beurre si on ne pouvait pas y ajouter, voyez-vous, qu’il est exactement comme la noisette ? Et d’un autre côté, que vaudrait la noisette si elle n’était pas exactement comme le beurre ?

Pour comprendre et déguster l’essence même du beurre – déduire le beurre ou la vie ou le but et le sens de la vie de sa propre définition – seuls quelques cinglés pouvaient y songer, tels que cet idiot de Newton et ce destructeur d’Einstein et ce demi-fou de… euh, comment il s’appelle déjà, celui qui n’arrête pas de philosopher, or la philosophie, voyez-vous, c’est exactement comme avec mon beau-frère qui a tant fait l’intelligent qu’il a fini par tomber dans son tonneau de goudron.

Pour le reste l’eau est exactement comme le feu, et la vie est exactement comme la mort, et le bien est exactement comme le mal, et le monde entier est exactement tel qu’il aimerait être.

 

V.

Voulez-vous me dire ? Le théâtre…

 

Voulez-vous me dire ? Toutes ces foules de gens…

Ils courent tous, on a du mal à le croire.

Ce n’est pas une folie ? Voulez-vous me dire ?

Bien sûr je  lis et j’entends aussi dire que le théâtre est en crise.

Écoutez, je ne suis pas un spécialiste, écoutez, je suis incapable de me faire comprendre aussi bien que vous, Messieurs les rédacteurs. Si je savais écrire aussi bien que Monsieur Aurél Kárpáti, voyez-vous, je suis justement en train de le lire, ou cet autre monsieur Pál Relle[4], dites-moi, par exemple.

Moi je dis seulement, voyez-vous, il se peut que je me trompe, voyez-vous, mais aucun d’eux n’aborde, voyez-vous, le fond du problème.

Moi je vais vous dire à vous, Monsieur le rédacteur, comment je vois la chose, excusez-moi, peut-être que je ne saurai pas le dire assez bien, mais à mon avis, le problème est que, excusez-moi pour l’expression trop forte, ce n’est pas bien comme ça.

Écoutez, admettons, voulez-vous.

Écoutez, je ne veux insulter personne, mais admettons, voulez-vous, que moi je me rende dans ce théâtre, voulez-vous, disons.

Excusez-moi, je le dis seulement comme ça, que j’y vais, par exemple. Je ne veux, moi, insulter personne, ni ces messieurs les écrivains, ni ces messieurs les comédiens.

Écoutez, on ne peut même pas apercevoir tout de suite, voyez-vous, qui est le vrai, serait-ce un comme Ferenc Herczeg, ou alors, excusez-moi, un comme Ferenc Molnár – n’ai-je pas raison ? Alors vous voyez ?

Je sais bien que j’ai raison, le problème réside seulement en ce que personne d’autre n’ose le dire aussi ouvertement que moi. Je les comprends, voyez-vous, cela ne leur est pas possible. Patati et patata, n’est-ce pas, chacun a peur de quelqu’un.

Moi, voyez-vous, je suis indépendant.

Écoutez, prenons par exemple ce Nádas, écoutez, il me plaît bien, celui-là, voyez-vous, il l’écrit si ça ne lui plaît pas. Il balance que ça ne lui plaît pas. Sans se perdre dans des explications pourquoi ça lui déplaît. Ça déplaît, dit-il, un point c’est tout. Celui-là, voyez-vous, est un homme courageux. Je n’hésite pas, voyez-vous, de le lui dire en face. Il en faudrait beaucoup des comme lui.

Car excusez-moi, je ne veux insulter personne, mais on le voit tout de suite quand on a affaire à un homme instruit. Je ne dis pas tout de suite, voyez-vous, quel homme cultivé était ce Shakespeare, celui-là, voyez-vous. Écoutez, je vais vous dire même si ça me vaut d’être lynché, c’était un grand homme, excusez-moi pour l’expression.

Mais maintenant, voyez-vous, prenons un petit employé de bureau qui va au théâtre. Pas moi, voyez-vous, disons, ce petit employé de bureau, voyez-vous, mettons.

Alors là, voyez-vous, que doit dire ce petit employé de bureau ? Écoutez, ce comédien est un homme lui aussi, un homme intelligent, un homme cultivé, un homme à études. Il joue, voyez-vous, mettons, ce rôle. Alors dites-moi.

Oui mais arrive alors mon bonhomme. Écoutez, il a passé toute sa journée, voyez-vous, assis dans un bureau, voyez-vous, ou dans ce magasin, voyez-vous, il a assez de soucis comme ça, croyez-moi. Celui-là, voyez-vous, croyez-moi, s’il va au théâtre, voyez-vous, c’est pour oublier ses soucis, voyez-vous. Il a eu assez de tracas, voyez-vous, toute la journée.

Que devrait-il dire ? Eh bien, voyez-vous, il se dit, alors toi, théâtre, montre-moi ce que tu sais faire pour que je me sente bien. Moi j’ai déboursé le prix de la place – alors toi, théâtre, qu’est-ce que tu vas me donner en échange ?

Alors arrive le théâtre, et il lui joue toutes sortes d’horreurs et des bêtises.

Alors n’a-t-il pas raison, dites-moi, ce petit employé de bureau ?

Moi je pourrais dire, voyez-vous, ce que devraient jouer les théâtres.

Écoutez, je ne veux faire de tort à personne, mais je suis prêt à le dire, même au directeur de théâtre.

Écoutez, comme le Nádas l’a écrit. Écoutez, cet homme tient la vérité. Celui-là, voyez-vous, a dit rondement, voyez-vous, pour dire les choses telles qu’elles sont, seulement, voyez-vous, on ne l’a pas écouté, car c’est un homme courageux, il ne se mettra pas à fayoter ces grands messieurs ! Écoutez, déjà l’année dernière, avant tous ces problèmes, il a dit, voyez-vous, qu’il faudrait jouer des bonnes pièces, voyez-vous.

Bon, voyez-vous. Ça, c’est bien parler, c’est dire le vrai, voyez-vous. Pas tous ces cafouillages, ce que bafouillent tous ces écrivains à études, si instruits.

Dites-moi.

 

VI.

 

Écoutez, ce Ády[5]

Alors oui, prenons-le tout de suite en exemple, ce Endre Ády.

Ce n’est pas du tout comme ça, écoutez, comme les gens le disent et comme on l’entend çà et là, que comme ci et comme ça, etc., et puis nous, alors qu’en réalité c’est ni comme ci ni comme ça, mais justement il se trouve que c’est autrement.

N’est-ce pas, voyez-vous, et maintenant ils s’amènent. Le ministre Klebelsberg[6], et puis cet ancien maître des finances, ce Hegedűs. Ils disent que tout de même, ce Ády, écoutez. Ils disent que quand même c’est ce Ády qui avait raison. Alors voilà. C’est clair comme le jour, écoutez, faites le calcul.

Moi, écoutez, je vais vous dire, écoutez, tel que, même si ça me vaut d’être lynché : il existe un dicton qui dit quelque chose comme nul n’est prophète dans sa patrie.

J’ai toujours dit, écoutez, demandez à mon beau-frère si vous voulez. Écoute, Laci, je lui disais (c’est comme ça qu’on l’appelle, on l’appelle Laci, c’est pour ça que je lui disais Laci), c’est moi qui te le dis, dans ce Endre Ády il y a quelque chose, tu verras. Seulement les gens ne comprennent pas encore. Voilà, c’est ça, voyez-vous, c’est pour ça qu’ils ne comprennent pas. Tu verras, un jour il deviendra un grand homme.

Alors voilà.

Écoutez, lui aussi il a été embêté, écoutez, car c’était un homme éclairé. Je le dis comme je le pense. Mais oui, voyez-vous, c’est honteux, deux fois honteux, si on est obligé de le dire comme ça, écoutez, ces messieurs l’ont embêté, pourtant, voyez-vous, sans lumière et sans escolarisation tout est foutu, voyez-vous. Mais il a eu beau, voyez-vous, se saigner aux quatre veines pour tous ces péquenots, voyez-vous, quel mal vous a-t-il fait ce plouc, voyez-vous, pourquoi vous lui faites ça.

Écoutez, il avait la vérité pour lui, pourtant on était à ses trousses. Écoutez, c’était déjà pareil avec ce Sándor Petőfi. Lui aussi on le traquait, n’est-ce pas ? Et pourtant il est tombé, voyez-vous, au champ d’honneur.

Je vais vous dire, écoutez, même si ces messieurs me zigouillent : c’était bien un poète, ce Ády, et comment qu’il l’était ! C’était un homme poétique, un homme cultivé, un homme philosophique. Mais c’est qu’on ne lui fichait pas la paix.

Qu’il écrirait des sottises, disent certains. C’est des sottises pour qui ne comprend pas, je dis, voyez-vous. Moi je vous le dis. Eh bien, puisqu’on ne lui fichait pas la paix ! Bien sûr qu’il écrivait des sottises, en se disant : vous voyez, Messieurs, on écrit des sottises comme ça si on ne vous fiche pas la paix – mais il écrivait ces sottises comme Le piano noir et que sais-je encore, pour que ces messieurs voient et aient honte, parce que tant ils ont embêté le vrai poète hongrois qu’il n’avait plus envie d’écrire autre chose que toutes sortes de sottises, comme la lune a englouti du feu, que le diable l’avale !

Mais en faisant cela, il voulait seulement tourner ces messieurs en ridicule, parce qu’au fond de lui c’était un vrai Hongrois. Et comment qu’il l’était, ils peuvent toujours me prêcher le contraire, ces curés. Car les curés n’ont pas apprécié son goût pour le vin. Et puis après. Il l’aimait, le vin, il aimait ce qui était brûlant, en vin et en femmes. Il tenait la vérité. Je le dis à la face de quiconque. Qui se sent morveux qu’il se mouche. C’était un Hongrois, il était hongrois jusqu’au bout des ongles. C’était un brave Hongrois, un homme hystérique, d’accord, je l’admets, c’est pourquoi il faisait peur, un homme sadical, il faut de tout pour faire un monde.

Écoutez, il a apporté de nouveaux idéaux au Hongrois, écoutez, et puis il a même prédit l’avenir, voyez-vous, comme les prophètes. Il a prédit, voyez-vous, ou bien ce sera comme ci, ou bien ce sera comme ça. Il l’a prédit. Alors tenez, n’avait-il pas raison ? Il était, voyez-vous, comme Sándor Petőfi, celui-là aussi aimait le peuple et le vin, celui-là aussi jurait, et pourtant on l’embêtait, tout innocent qu’il était.

Car il était innocent ce Ády aussi, il n’a jamais fait de mal à une mouche, pourtant on l’accusait d’être Dieu sait qui et comment et d’être subtilistique. Eh bien, écoutez, c’est faux, vous n’avez qu’à lire quand il écrit si merveilleusement que – comment ça déjà ? – que je longeais le couloir ou quoi, quelque chose comme ça, écoutez, c’était un homme cultivé, il disait vole, vole, écoutez, l’avion n’était même pas fait encore mais il l’avait pressenti. Il a un bon flair, un poète comme ça.

Eh bien, ça viendra son temps quand on comprendra ses idées variées, et puis ses pensées qu’il avait si bien truffées dans ses poèmes en vers, que les gens ne sont toujours pas capables de comprendre, sur l’amour libre et que vive la patrie. Car il avait le courage de le dire, lui, écoutez, c’est ça la vraie poésie, écoutez, qu’il faut faire des belles choses et pas des choses laides – c’est pourquoi on l’a lapidé, mais son temps viendra, quand on dira que ce Ády était quand même le vrai poète.

Car, écoutez, on peut toujours me causer ici et là, me dire que c’était un homme mauvais, qu’il n’aimait pas son peuple, et qu’il avait une maladie particulière – il n’aurait pas su écrire de si belles choses si ça avait été vrai, que sa main soit dorée par Dieu même dans sa poussière, tout mort qu’il est, comme le dit son beau poème à lui, à ce Ády, que, comment c’est déjà, attendez, je l’ai au bout de la langue, la feu... euille tombante jauni… issante pâle en chuinintant, le beau prin.. temps est fini...i….

Dites-moi.

A Toll, numéros 6 à 12 1929

Article suivant paru dans A Toll



[1] L’œil qui voit jusqu’à Lemberg.

[2] Gyula Gömbös (1886-1936).  Homme politique antisémite, premier ministre.

[3] István Bethlen (1876-1946). Premier ministre de 1921 à 1931.

[4] Aurél Kárpáti (1884-1963). Écrivain, poète, membre de l’équipe de Nyugat. Pál Relle (1884-1953). Écrivain journaliste.

[5] Ády est une orthographe incorreste ; l’orthographe correcte est Ady : le Á se prononce beaucoup plus long que le A. Endre Ady (1877-1919). Poète, porte-drapeau du renouveau de la poésie et de la pensée sociale en Hongrie, au début du XXe siècle. Endre Ady est mort de la syphilis dix ans avant cette chronique.

[6] Kunó Kiebelsberg (1875-1932). Député, ministre de l’éducation nationale et des religions.