Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
DES ALLEMANDS ET DES FEMMES
Petite
conversation après la projection d’un film parlant
LA DAME (une dame au
demeurant très cultivée, intelligente et ouverte, avec qui il est
possible de parler d’autre chose aussi que de ess
beaux yeux et de son corps plaisant, pourtant elle a vraiment de beaux
yeux et un corps superbe) : Alors, vous avez
aimé ?
- Beaucoup. Le premier film parlant
où même le spectateur sans imagination comprend enfin ce
qu’est un film parlant, et ce qu’on peut en tirer. La voix
féminine n’est pas un simple craquement qui aurait pu sortir de la
gorge d’un chapon, comme dans les films antérieurs, elle est douce
et fondante – il n’y a pas de bruit parasite, on met en valeur les
bruits naturels, les pas, le ruissellement de l’eau ; cela forme
comme un cadre plein de vie à la parole humaine – et le plus
important, c’est qu’ils ont tenu compte de la loi de la
perspective sonore, que je réclame depuis le Singing Fool[1] :
une différence entre les sons qui s’éloignent et ceux qui
s’approchent, on y décèle déjà un premier
effort pour reconstituer la plastique sonore, pour qu’on remarque, comme
dans la réalité, d’où vient le son.
LA DAME (sans trop
d’enthousiasme) : Oui, pour la technique les Allemands sont
très forts…
- (Moi, piqué au vif,
constatant l’insuffisance de la considération pour les Allemands.) :
Pourquoi, en quoi ne le seraient-ils pas ?
LA DAME : La pièce,
euh… ne saisit pas le spectateur. Le même genre de dissertation
scolaire simpliste et lourde que ce Gewalt-naturalismus à
la Jannings qui m’a rendu Atlantic[2] insupportable…
- Allons ! Ont-ils mal
joué peut-être ? Moi j’ai aimé Atlantic.
Enfin un film où les acteurs ont au moins essayé de faire preuve
d’un travail de comédien sérieux – ce film
n’avait pas pour unique but de produire une opérette, un effet
d’ensemble collectif.
LA DAME : Je ne dis pas
qu’ils ont mal joué. Le problème serait plutôt qu’ils
jouent trop bien. Ils travaillent trop leur rôle. On sent l’odeur
de la sueur, l’artifice, comme dans tout ce qui est allemand. Allez voir
un film de Chevalier, vous verrez la différence…
- (J’interviens, car je connais
bien la musique) : …et qui ne vaut rien sur le plan technique,
tellement c’est mal ficelé, malgré les usines de Hollywood
qui y ont investi des océans d’argent, mais d’autant moins
de compétences et d’amour du sujet. Monsieur Chevalier est bien
sûr un garçon charmant, avec son permanent sourire de gamin.
Artifice, oui, mais un feu d’artifice. Bon, mais je vais me contenter de
ce que vous reconnaissiez qu’en matière de précision
technique et de raffinement, bref : dans l’art de la mise en
œuvre, de l’exécution, une fois de plus, les Allemands sont
les meilleurs – sous le drapeau "english invention,
made in Germany", parce que j’espère que vous reconnaissez
également que dans le domaine technique le plus important est la
perfection et le soin de la finition du travail – dans ce domaine on ne
peut pas "trop travailler" une œuvre.
LA DAME (sourit) : Cela va
de soi. Quand il s’agit d’une montre gousset ou d’un moteur
d’automobile, moi aussi je cherche ce qui est fiable.
- Vous voyez, autrement dit ce
qu’on a le plus soigné, ce qu’on a avec peine et sueur le
plus testé, vérifié, nettoyé, en recherchant les
sources d’erreurs possibles, vingt fois, sans relâche,
jusqu’à trouver la meilleure matière dans la meilleure
disposition, qui approche le plus parfaitement l’idéal
imaginé, que l’inventeur "génial", l’homme
de la fameuse intuition latine n’osait que pressentir, car il n’en
espérait même pas une réalisation possible, lorsque de
quelques traits de crayon désordonnés il avait esquissé sa
"belle" invention sur la table de marbre d’un café.
LA DAME : Je vous
l’accorde, il n’y a pas de doute que les Allemands se connaissent
le mieux à élaborer et à mettre en œuvre les
inventions d’autrui. Un peuple assidu, sérieux, digne de respect.
Toutefois, ne prenez pas mal qu’à moi, une femme, ce qui
m’en impose ce soit la force initiatrice, la première
pensée géniale, l’étincelle de l’idée
neuve – ce qu’on appelle le talent.
- Ou disons plutôt : ce qui
plaît. Bien sûr, et appartenant justement à ces gens que
l’on qualifie de ce point de vue, hélas de "talentueux"
(je vous jure que je m’en plains plutôt que m’en vanter),
j’ai ressenti une sorte de caractère féminin à ce
peuple allemand affublé de l’épithète
"virile", au moment où, vous, étant une femme, vous
vous êtes identifiée aux Allemands.
LA DAME : Moi ? Aux
Allemands ? En tant que femme ? Eh bien… Je ne comprends pas un
traître mot.
- Pourtant c’est simple.
"Étincelle de l’idée", "initiative",
"première pensée" ou, encore plus sincèrement,
"le talent" – ce sont autant de notions viriles, et si elles
plaisent tant à la femme, c’est parce qu’elle manque de tout
cela. Vous qui êtes freudienne, vous aurait-il échappé que
vous avez utilisé exclusivement des qualifications
érotiques ?
LA DAME (surprise) :
Quoi ?
- (Avec un geste de dédain car
j’en ai assez de ces allusions transparentes). Évidemment.
"L’étincelle de l’idée" que serait-elle
d’autre que l’idée de l’homme d’être, de
façon "initiatrice" la source de la "première pensée"
d’assiéger la femme, ayant pour cela "le talent"
nécessaire – cette dernière expression n’est plus
érotique mais carrément sexuelle. Vous avez bien voulu
évoquer la vision d’une cour en bonne et due forme, pourtant vous
aviez certainement en tête Shakespeare ou Edison.
LA DAME (rit de bon cœur,
sans aucune coquetterie) : Alors là, vraiment…
- (Amèrement) :
C’est pourquoi nous ne nous comprenons pas. Bien sûr
qu’à vous, seul ce genre de petite chose peut en imposer, la
hardiesse du premier pas, tout ce qui est viril – pendant que moi je dois
admirer, impuissant et atterré, la persévérance héroïque
des femmes et des Allemands.
LA DAME (cite ironiquement) :
« Un homme et une femme – comment pourraient-ils se comprendre
– alors que tous les deux veulent autre chose… »
- Laissons la citation. Ce n’est
pas à la similitude, mais à la différence que je cherche
cette fois à attirer votre attention. Et aussi à la surestimation
du "talent", de "l’idée" dont abuse
l’homme présomptueux dans son être physique, tout comme le
fanatique aveugle du "talent" en abuse dans son être
intellectuel. Le talent ! Le talent ! Que signifie le talent ?
C’est un mot qui ne signifie rien de précis. Tout ce qu’il
suggère c’est que la personne en question "ferait"
quelque chose si elle le voulait ou si elle le pouvait. Et que signifie "inventer" ?
Le plus grand inventeur du monde a-t-il fait plus qu’apercevoir quelque
chose qui depuis longtemps, sans lui, existait déjà dans le monde
de la nature : il n’a fait qu’imiter la nature, il a
traduit le langage de la nature en langue humaine, mais arriver à la
transformer en réalité pour l’homme ne dépendait pas
de l’initiative virile de son "talent", au contraire,
c’était une question d’assiduité, de patience, de
compréhension et de force créatrice, autrement dit de
qualités féminines.
LA DAME : Assiduité,
patience, force créatrice – que dois-je entendre ?! Serait-ce
là les attributs des femmes ?
- Au sens initial des termes, tout
à fait. Car seule la femme est capable de créer, l’homme ne
fait que produire, c’est différent. De l’idée
instantanée "géniale", du baiser par exemple, habituellement
en effet sur l’initiative de l’homme, je vous demande quelle partie
met en œuvre l’essentiel de cette trouvaille, au bout d’un
travail et une expérimentation minutieuse, endurante, patiente,
créatrice de neuf longs mois ?
LA DAME (sans
aucunement rougir) : Taratata – un homme bien ne hâte
pas ce baiser non plus. Au demeurant je suis enchantée d’avoir
rencontré le dernier chevalier de "l’idéal
féminin et maternel magnifié"…
- (En haussant les épaules) :
Qui parle des femmes ici ? Je m’en fiche des femmes ! Moi je
défends les Allemands face au mépris superficiel, auquel "le
causeur de salon" est toujours enclin de se laisser aller, lorsqu’il
cherche à plaire en société. Je les défends, dans
toutes leurs manifestations, leur balourdise, leur fatuité, leur
goût pour couper les cheveux en quatre, ce qu’ils appellent :
"auseinandersetzen". Car, tout le bien
positif de ce monde prégnant et égaré a toujours
germé jusqu’à maintenant de ce "auseinandersetzen"
– de ce bien faire les choses, de ce "durchführen"[5] et
ce "durchsetzen" anxieusement minutieux, de
cette formulation précise et soigneuse du Verbe rédempteur, dont
il s’est avéré par la suite que sa force rédemptrice
ne provenait pas de sa conception. C’est seulement de cette critique
de la raison pure et cet impératif catégorique que provenait
et peut seulement provenir ce jardin d’Éden anthropocentrique,
fait pour l’homme, auquel nous aspirons tous. C’est seulement cette
élaboration, ce travail, cette sueur, cet amour de l’objet, cette
patience, cette endurance et cette confiance qui ont vocation
d’aménager en lieu d’habitation acceptable et utilisable non
seulement pour les animaux, mais aussi pour l’homme, cette trouvaille
"géniale" de la création, ce monde bricolé en
six jours.
LA DAME (rien que pour avoir le
dernier mot) : Dans lequel, j’espère, ils joueront
d’ici-là uniquement des films français.
Pesti
Napló, 23 mars 1930.