Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
PILE OU FACE
ou, que faire d’autre
que pleurer sous les Carpates ?
L’occasion dont je me hâte de
profiter, sera traitée plus amplement et avec plus de compétence
dans d’autres rubriques de notre journal. Il s’agit là de
Monsieur Quesnay[1], qu’une petite fraction du public
des hommes cultivés tient comme un écrivain philosophe ; il
vient d’être nommé président-directeur général
de la Banque Mondiale fondée à Bâle. La Banque Mondiale a
la vocation d’englober dans un moteur immense l’organe le plus
important du corps de la future Europe Unifiée, le mécanisme
générateur central de ses canaux de sang et de lymphe
économiques, ses ventricules et ses valves – elle jouera le
rôle du cœur dans le thorax d’un mammifère
supérieur !
Et c’est ce cœur-là
– entendez-vous ? – qui vient d’être
déposé entre les mains d’un philosophe ! Entendez et
écrivez : un philosophe !
Les miracles, selon ma philosophie
personnelle (voir l’essai intitulé Qui m’interroge ?) sont éternels. Ceux qui
parlent d’un instant seulement, les confondent avec
l’étonnement : celui-ci ne dure en effet que trois jours. Je
dois donc me hâter pour ne pas dépasser ces trois jours pendant
lesquels même à Budapest, parmi mes excellents confrères journalistes,
on pourra ressentir un certain respect à l’égard d’un
philosophe et de la philosophie – tiens, tiens, ça ne doit tout de
même pas être une si grande sottise, ce Schopenhauer ou ce Kant, si
ça peut conduire à une direction si importante : tu imagines,
cher ami ? Le directeur général d’une banque
mondiale !
Hâtons-nous donc, allons-y vite,
qu’il me soit permis de philosopher un peu – de la philosophie.
Que tu le croies ou non, mon cher lecteur,
mon unique ami dans ce monde impatient, mon plus cher préposé
dans les arcanes de la bureaucratie qui veut bien écouter ma plainte
– que tu le croies ou non, j’ai toujours philosophé ;
toi qui m’as toujours
prêté attention, je dirai même que tu m’as
prêté attention seulement
quand je soulevais devant toi un sujet d’importance vitale pour ta vie et
pour la mienne, bref, en un mot, je philosophais,
mais oui, je philosophais dans des articles, essais, nouvelles, humoresques,
poèmes, et quelquefois même en musique et en dessin quand il
n’y avait pas d’autre moyen, souvent pris d’enthousiasme dans
l’excitation du moment, quand la philosophie
germait, pour te le communiquer aussitôt. Que tu le croies ou non,
c’est en se réclamant de
toi que mon entourage proche et
direct, mon opinion publique professionnelle d’écrivain, de
journaliste et de critique s’est permis sans cesse de tenter de me
dissuader de philosopher, sous prétexte que toi tu
préfères t’amuser, passer du bon temps et non
réfléchir. Moi qui suis en contact suivi avec toi depuis vingt
ans en paroles et en lettres, je sais bien qu’au-delà de ta vie
conduite à travers les soucis et les contraintes, tu n’as qu’un seul loisir, plaisir et
amusement ; c’est te
reconnaître dans la Pensée densifiée en mots et en
signification, en sentiments pleins de joie ou de chagrin, en chair et en sang,
ainsi que dans le spectacle
rafraîchissant du courage qu’exprimer cette pensée :
que sur la scène de l’esprit tu es intéressé et émoustillé
par la même émotion que sur la piste du cirque et au match de
football ; le tournoi et le match et la mise à
l’épreuve hardie de la noble et pure Pensée, son fier
combat contre la matière brute imbécile – bref, en un
mot : la philosophie.
Mais, qu’entendent-ils par
"philosophie" ? Quelle sorte de brouillard nébuleux,
quelle répulsion, quel tourbillon nauséeux germent dans leur
tête en prononçant ce mot ?
Ils songent peut-être aux injonctions
de Kepler :
« Prends-moi
ces parchemins jaunis, ces in-folio couverts de moisissure, et jette-moi tout
cela au feu ! Ce sont eux qui nous font oublier de marcher sur nos propres
pieds… »[2]
Mais, par Socrate ! Qui leur a
inculqué que la lettre et le livre sont la source de la pensée,
de la philosophie – parce qu’à certaines époques elle
a par hasard pondu quantité de lettres et de livres qui
préféraient plutôt élaborer que produire la
pensée ? Nos grands hédonistes, nos artistes "du
vécu", qui puisent leur gigantesque "connaissance de la
vie" dans "l’œuvre" de faiblards approximatifs,
d’auteurs dramatiques médiocres, de journalistes de colportage,
oublient que la source première de toute la philosophie
européenne n’a jamais mis noir sur blanc une seule lettre, et bien
que, par hasard, elle ait participé à quelques campagnes ou Symposiums, elle n’a même
pas publié ses "impressions" de guerre pour attester qu’elle
sait vraiment ce qu’est la vie.
Les pauvres, cette image doit certainement
évoquer en eux les pages de la Propédeutique
utilisée en classe de terminale, ou le livre de Lewes[3] : De
Thalès à Nos Jours, ou dans le meilleur cas Kant et
Schopenhauer.
Et si je vous le prouve longuement, vous me
croirez, difficilement peut-être, quand je vous dirai que Saint Thomas
d’Aquin, Saint François d’Assise et Saint Augustin
étaient des philosophes. Mais que Casanova dans son genre était
tout aussi philosophe que Machiavel ou même Savonarole ou Giordano Bruno
ou Ulrich Hutten, cet Érasme de Rotterdam qui glorifiait son
siècle – vous auriez plus de mal à le reconnaître,
car une fois pour toutes vous avez classé Casanova en sa qualité
de coureur, et ce n’est pas la course aux femmes qui a fait de lui un
écrivain, mais inversement, c’est à cause de son talent
particulier d’écrivain et de philosophe qu’il était
intéressé par les femmes et que les femmes s’intéressaient
à lui. Cette vérité pour moi totalement claire et
évidente serait qualifiée de paradoxe forcé par les grands
"connaisseurs de femmes" de notre temps : j’aurais beau
leur prouver par des documents qu’en tout temps et aujourd’hui
aussi les femmes justement comprennent, reconnaissent et même aiment
mieux le vrai philosophe que le
champion de boxe (qui d’ailleurs, comme on le prétend de Tunney[4], ami de Shaw, peut aussi être un
philosophe, avec un peu de chance). Car ils ne connaissent pas, pour ne pas
dire plus, les œuvres d’un certain Marquis de Sade (il est vrai
qu’il est difficile de se les procurer vu qu’elles sont
légitimement interdites), et tout ce qu’ils en savent est que
c’était un dément désaxé, ce qui n’est
pas faux. Mais ils ignorent qu’au-delà de la description de folles
orgies à dresser les cheveux sur la tête, ses livres sont
truffés de longs débats philosophiques traitant de la notion
bonne et mauvaise, belle et vile, correcte et incorrecte, d’une recherche
désespérée (et infructueuse) d’une sorte de
Vérité Absolue dont l’orgie est l’office religieux,
l’expérience de la vie et l’inspiration poétique
magnifiée ne sont qu’une sorte d’ombre, de parabole au
service de la compréhension : non une source mais une
opportunité pour une philosophie plus authentique que toute
réalité.
Peine perdue. Chez nous la noble
philosophie sera toujours confondue avec la méditation hésitante,
l’incertitude à la Hamlet, et c’est en tant que telle
qu’on l’oppose à un je-ne-sais-quoi embrouillé
qu’ils n’hésitent pas d’appeler Vie et
Réalité.
Et au nom duquel on fait taire d’une
ironie somnolente mon désir et ma faculté les plus vifs et les
plus éveillés de non seulement voir mais aussi bien voir, bien
comprendre la réalité.
On y rajoute éventuellement une
petite leçon. Par bonheur cela ne concerne que mes enfants et quelques disciples
à qui je n’en ai jamais voulu quand ils m’expliquaient que
c’est la cigogne qui apporte les bébés, car c’est une
théorie intéressante qui témoigne au moins d’un
talent de poète. Ceux qui me mettaient en garde m’ennuyaient
davantage. Récemment l’un d’entre eux m’a
sévèrement rabroué. Il m’a reproché de ne
faire que palabrer et poser des questions, sans apporter de réponses.
Évidemment, celui-ci a séché le cours des explications,
puis il m’a accusé d’ignorance, sans se rappeler que moi,
j’avais bel et bien répondu avant même de poser mes
questions – seulement pas là et au moment où ça lui
aurait plu : dans les grandes questions parfois en un seul mot, dans les
petites en un volume entier, comme ça venait, l’essentiel
c’est que certains m’ont compris.
Ceux qui sont comme lui, feraient mieux de
s’abstenir (pourquoi liraient-ils ce qui leur
déplaît ?). Ils n’ont qu’à continuer
d’admirer et glorifier leur idéal, le Grand Professeur, dans un
recueillement frémissant ; lui, effectivement "ne philosophe
pas", "ne palabre pas" et "ne se tait pas"
capricieusement – le Grand Énonciateur qui prend mornement la
parole quand il le faut et déclare "fermement" quelque chose
de terrible, dans le genre : en hiver il fait froid, mais il fait chaud en
été. Le rabbin miraculeux, le prophète, le vaticinateur
qui a des visions lointhttp://karinthy.legtux.org/r_1930_79.htmaines dans le
temps et dans l’espace – il ne communique pas ce qu’il y
voit, ou s’il le communique, il se trompe – c’est
égal, aber der Kick nach Lemberg ![5]
C’est lui, leur idéal
d’écrivain et de poète.
Pile ou face – il faut choisir. Ou tu
écris et tu parles – ou tu réfléchis ! On ne
peut pas faire les deux à la fois. Sanglote avec la foule sur la
destinée de la patrie – ou on te prendra pour fou : que faire
d’autre sous les Carpates ?
Pesti
Napló, 27 avril 1930.
[1] Pierre Quesnay (1895-1937) Membre de
[2] De
[4] Gene Tunney (1897-1978). Boxeur
américain d’origine irlandaise.
[5] Mais son regard porte jusqu’à Lemberg. Allusion à
une autre nouvelle de Karinthy.