Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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L’ÎLE EN FEU

Imagination et logique

Une charmante "gymnastique de l’esprit", une bonne occasion d’expérimenter et de méditer. Un gentleman anglais m’a proposé cette énigme il y a quelques semaines, je l’ai présentée depuis à plusieurs personnes, elle a même paru dans une revue.

Soit une île d’une longueur AB, entourée d’un littoral abrupt. Toute l’île est couverte de hautes herbes, uniformément, le berger et ses moutons se trouvent quelque part au milieu.

L’île prend feu au sommet A. comme le vent souffle de A vers B, la totalité de la surface de l’île risque de brûler en peu de temps. La question est : que fait le berger pour se sauver, lui-même et ses moutons ?

 

Sur les cinquante personnes à qui j’ai posé cette énigme, deux seulement l’ont résolue, après une courte réflexion. Les autres se sont longtemps cassé la tête, ils ont posé des questions complémentaires, avant de donner leur langue au chat. Si à mon avis il était intéressant de s’étendre sur ce jeu, c’est parce qu’en me posant la question de savoir en quoi les deux personnes étaient différentes des quarante-huit autres (nota : je les connaissais très bien toutes), en écartant naturellement de la réflexion l’hypothèse bon marché et superficielle que les deux étaient simplement plus intelligentes et plus talentueuses que les autres, j’ai eu l’occasion de généraliser une théorie intéressante, mais ne concernant que les spécialistes.

Cette théorie est développée par le mathématicien Poincaré dans son livre passionnant intitulé La Valeur de la Science. Il passe en revue la conception et l’œuvre des grands mathématiciens et il découvre une différence décisive entre deux archétypes de ces penseurs. Cette différence, d’après lui, divise les héros créatifs de la science exacte en deux catégories fondamentalement distinctes, selon précisément la dualité prédéterminée par leur caractère psychique. Il qualifie l’un d’esprit mathématique et l’autre d’esprit géométrique. L’esprit mathématique (par exemple : Einstein) approche les problèmes avec une méthode pure, indépendante de tout ce qui est sensoriel (imagination), donc par une méthode logique – l’esprit géométrique (par exemple : Euclide) est armé d’imagination ; ces deux formes d’esprit sont à même de créer des œuvres pérennes, dans des branches différentes des sciences.

 

Or, en observant les déchiffreurs de mon énigme îlienne, je me suis dit qu’on pouvait classer non seulement les praticiens des sciences exactes, mais en général toute intelligence vivante dans ces deux catégories : homme d’imagination ou homme de logique. La proportion d’hommes de logique serait à peu près de deux sur cinquante, sans que cette distinction dénote une quelconque supériorité.

En revanche cela nous permet de tirer un enseignement très notable, pourtant contraire à l’opinion répandue dans le public.

En effet, selon l’idée la plus répandue, la solution d’exercices pratiques exige davantage d’imagination qu’une logique puissante. Le public pense que la logique est une aptitude surtout utile à des spéculations abstraites de l’esprit, alors que la réalité pratique, tangible, nécessite de l’imagination.

Eh bien, ma statistique rudimentaire montre autre chose.

Les quarante-huit qui n’ont pas résolu l’énigme, ne l’ont pas résolue et n’ont pu le faire parce qu’ils s’y sont pris par le côté de leur imagination.

Ils ont quasi unanimement essayé de déjouer, de contourner les conditions précisément prescrites, au nom d’une imagination pétillante, s’ils n’arrivent pas à vaincre un obstacle, ils sont plus enclins à le transformer, à l’affaiblir, qu’à reconnaître leur faiblesse.

Eh bien, me disaient certains, il va à l’eau avec ses moutons et attend que l’île achève de brûler.

J’avais beau les supplier, ils ne voulaient pas croire qu’il était impossible de s’engager dans l’eau, c’était même une des données du problème – ils s’entêtaient à affirmer qu’il était impossible qu’il y ait une autre solution, ou alors l’énigme était mal posée.

D’autres juraient qu’il ne restait rien d’autre à faire que forer un trou dans la terre et s’y cacher. Encore d'autres proposaient au berger et à ses moutons de se sauver en avion, ils m’accusaient d’étroitesse d’esprit ou d’avarice si je ne voulais mettre à leur disposition ni une bêche ni un avion.

Quelques-uns sont parvenus dans leur raisonnement à dire que le berger devait sans doute chercher abri sur une surface déjà brûlée (acceptant difficilement la condition qu’on ne puisse pas imaginer une superficie qui ne brûlerait pas, car le vent soufflait pareillement partout, sans cesser ni changer de direction), ils ont donc suggéré au berger de faire un grand saut, ou de courir d’un grand élan à travers le rideau de flammes, une fois que la partie amont de l’île aurait brûlé.

 

Il est intéressant de découvrir ce qui pour l’imagination est un des obstacles principaux de résoudre le problème.

C’est une contradiction apparente, que l’on pourrait résumer ainsi : si tu veux échapper au feu, fais du feu.

Pour l’imagination c’est une telle absurdité qu’elle ne l’envisage même pas.

La logique qui ne voit et ne sent pas les choses, mais qui considère seulement leurs tenants et aboutissants en tant que données, n’y décèle aucune absurdité, c’est pourquoi elle a plus de points communs avec l’ordre réel du monde que l’imagination, car, et c’est ce que je tente de prouver, cet ordre n’a pas été créé et n’est pas maintenu par l’imagination mais par la logique.

En réalité, comme les deux esprits logiques l’ont tout de suite remarqué, la solution est simple. Étant donné que berger et moutons ne peuvent s’abriter que sur une surface qui a déjà brûlé, mais on ne peut pas accéder à cette surface à travers les flammes : il convient de construire une surface qui aura déjà brûlé pendant que la partie amont de l’île se consume.

Quand l’herbe prend feu, le berger prend tout simplement un brandon, l’emporte à l’autre bout de l’île, et à une certaine distance de la pointe B il met le feu à l’herbe. Le temps que le feu "initial" parvienne à l’endroit où il se tient avec ses moutons, le feu provoqué aura déjà nettoyé l’autre extrémité de l’île, il n’aura qu’à s’y réfugier avec ses moutons et ils seront en sécurité.

 

Tout ce raisonnement ne servirait aucun enseignement particulier si l’histoire de la naissance du problème ne portait pas à la réflexion.

L’homme qui m’avait présenté cette énigme m’a assuré qu’elle n’a nullement jailli de l’esprit de quelque préposé à la rubrique des jeux d’un journal. Telle qu’elle est posée, c’est arrivé réellement, et le troupeau qui paissait quelque part sur la prairie d’une île proche des côtes américaines a véritablement été sauvé à la dernière minute par la logique de son berger.

Depuis lors cette méthode de feu provoqué est utilisée pour combattre les feux dans les réserves de gibier ou les champs céréaliers.

Dans le grand duel entre la vie archaïque et les éléments, en cas de danger mortel, au dernier instant, ce n’est pas l’imagination considérée comme plus primitive, mais la logique perçue comme plus abstraite, bref plus humaine, qui s’éveille victorieusement, comme condition et garante la plus générale, la plus ancienne, la plus élémentaire de tout phénomène vital.

S’agissant d’un sinistre fortuit, il est vraisemblable que le berger américain faisait plutôt partie des quarante-huit imaginatifs que des deux logiques, et qu’en méditant à une table de café il n’aurait pas trouvé la solution. Si sous la contrainte de la réalité il a été tout de même capable de la trouver, cela signifie que ce que nous connaissons et désignons par instinct, en tant que particularité et faculté fondamentale du monde des vivants, animaux et végétaux, est une donnée a priori. Cette particularité, cette faculté, cette donnée, vit et agit sous le signe d’un grand Logos archaïque et préconçu – au commencement il y avait seulement la Logique, et l’imagination n’est apparue qu’ensuite, le septième jour.

 

C’est clair comme le jour, c’est ainsi.

Tout ce qui dans la vie n’est pas homme : les animaux et les végétaux (plus ils sont primitifs, plus c’est évident) vivent et prospèrent selon une logique implacable, selon la formule mathématique extrêmement compliquée et insaisissable de sa loi.

Ce sont seulement les plantes et les insectes qui sont logiques et rationnels. Le peu que nous, hommes, y connaissons, c’est à eux que nous le devons, après de cuisants échecs auxquels nous avons été entraînés par notre imagination tempétueuse. L’imagination ne crée pas un monde douillet, elle crée tout au plus un dieu, pour rendre complet ce cycle impossible et pourtant bien réel : Dieu engendra la loi, la loi engendra le monde, le monde engendra la vie, la vie engendra l’homme, et l’homme engendra Dieu, le huitième jour, à sa propre image et à sa propre imagination.

 

Pesti Napló, 4 mai 1930.

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